Hypothèque légale de la construction : attention à l’insaisissabilité des biens destinés à l’utilité publique

May 30, 2019 | Karine Carrier | Montréal

Journal Constructo – 10 mai 2019

Introduction

Lorsqu’un différend survient sur un chantier de construction, il n’est pas rare de voir des entrepreneurs, sous-traitants ou fournisseurs se prévaloir de leur droit à l’hypothèque légale afin de garantir leur créance.

Dans une affaire récente [1], la Cour supérieure avait à examiner le caractère d’insaisissabilité d’un immeuble contre lequel deux avis d’hypothèque légale de la construction avaient été inscrits.

Faits

En mai 2015, la Ville de Beaupré (« Ville ») octroie à l’entrepreneur général Unigertec inc. (« Unigertec ») un contrat pour la construction du Centre multifonctionnel de loisirs (l’« Immeuble »).

Dans le cadre de ce projet, Unigertec sous-contracte avec 8264473 Canada inc., faisant affaires sous la raison sociale de CLT Outaouais (« CLTO »), une entreprise spécialisée dans la distribution de panneaux en planches de bois massif et laminé. Pour sa part, CLTO fait appel aux services de la firme de génie-conseil Douglas Consultants inc. (« Douglas »).

En octobre 2016, CLTO et Douglas inscrivent toutes les deux des avis d’hypothèques légales de la construction contre l’Immeuble, pour des sommes respectives de 322 070,26 $ et 145 748,15 $.

En mars 2017, CLTO cède ses biens en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité.

En août 2017, Douglas dépose une demande introductive d’instance en délaissement forcé et vente sous contrôle de justice suivant l’inscription du préavis d’exercice d’un droit hypothécaire contre l’Immeuble en avril 2017.

En octobre 2017, Unigertec est appelée en garantie par la Ville, qui cherche à se faire indemniser par Unigertec pour toute condamnation pouvant être prononcée contre elle dans cette affaire.

En février 2018, la Ville et Unigertec déposent une demande introductive d’instance en radiation des inscriptions d’avis d’hypothèque légale de la construction ou de la rénovation de l’Immeuble et d’un préavis d’exercice d’un recours hypothécaire.

Prétention des parties

La Ville et Unigertec allèguent que l’Immeuble ne peut être grevé d’une hypothèque légale de la construction puisqu’il constitue un bien affecté à l’utilité publique et serait donc insaisissable. Les deux parties affirment également que Douglas ne peut bénéficier du droit à l’hypothèque légale puisque les services qu’elle a rendus dans le cadre du projet l’ont été préalablement à l’envoi de l’avis de dénonciation.

En contrepartie, Douglas prétend que l’Immeuble, bien qu’il serve aux loisirs, ne fait pas partie du domaine public mais plutôt du domaine privé de la corporation municipale.

Décision

Le tribunal rappelle d’abord le cadre législatif pertinent au litige. En vertu de la théorie de la dualité domaniale reconnue à l’article 916 du Code civil du Québec, un bien qui est affecté à l’utilité publique est insaisissable. En outre l’article 2668 C.c.Q. prévoit qu’un bien insaisissable ne peut faire l’objet d’une hypothèque légale.

Le tribunal devait donc déterminer si l’Immeuble constituait ou non un bien affecté à l’utilité publique.

Dans son analyse, le tribunal prend en considération plusieurs éléments factuels, notamment le fait que la Ville ait financé la construction de l’Immeuble au moyen d’une subvention gouvernementale, que les activités qui y sont offertes soient gratuites et ouvertes au public, et que la désignation cadastrale englobe entièrement le parc où est situé l’Immeuble et non seulement l’Immeuble lui-même.

Le tribunal examine ensuite la jurisprudence portant sur la détermination du patrimoine insaisissable des personnes morales de droit public. Il se réfère notamment à l’arrêt de principe en la matière, Bâtiments Kalad’art inc. c. D.R.M. inc. [2], dans lequel la Cour d’appel analyse les différentes applications de ce concept ainsi que la portée de l’article 916 C.c.Q.

Dans cette décision, la Cour s’exprime ainsi quant à la façon de déterminer si un immeuble est affecté à l’utilité publique :

[…] Ainsi, un bien sera considéré comme étant affecté à l’utilité publique s’il est destiné à l’usage public et général, s’il est essentiel au fonctionnement de la municipalité ou s’il est gratuitement à la disposition du public en général. […]

Le tribunal évoque également l’arrêt Karkoukly c. Westmount (Ville de) [3] dans lequel la Cour d’appel réitère que les termes « affectés à l’utilité publique » doivent recevoir une interprétation large et libérale.

En l’espèce, le tribunal conclut que l’Immeuble est un bien affecté à l’utilité publique puisqu’il a été construit pour l’usage des citoyens de la Ville et des municipalités voisines, et ce, à des fins communautaires, de loisirs, de sports et de santé.

De surcroît, la gratuité ou le faible coût des activités offertes favorise cette même interprétation. En conséquence, le tribunal conclut que l’Immeuble est insaisissable et qu’il ne peut pas faire l’objet d’une hypothèque légale de la construction.

La demande en radiation des inscriptions d’avis d’hypothèques légales de la Ville et d’Unigertec est donc accueillie, alors que la demande en délaissement et vente sous contrôle de justice de Douglas est rejetée.

Il sera intéressant de voir la tournure que prendra cette affaire, puisqu’une déclaration d’appel fut déposée au dossier le 12 avril 2019.

Conclusion

Bien que l’hypothèque légale de la construction soit un des mécanismes de protection les plus utilisés dans l’industrie de la construction, il existe des limites à son application.

Cette décision rappelle l’importance pour les entrepreneurs, sous-traitants ou fournisseurs d’être vigilants s’ils contractent avec une personne morale de droit public. Si l’immeuble sur lequel ils effectuent des travaux est un « bien affecté à l’utilité publique », ils ne pourront se prévaloir de l’hypothèque légale pour garantir leur créance.

Heureusement, dans la majorité de ces cas, un cautionnement pour gages, matériaux et main-d’œuvre est exigé, ce qui permet la protection des sous-traitants.

[1] Unigertec inc. c. Douglas Consultants inc., 2019 QCCS 877.

[2] [2000] R.J.Q. 72 (C.A.).

[3] 2014 QCCA 18116.

Cet article est paru dans l’édition du 8 mai 2019 du journal Constructo.

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