I. Préambule
Le 17 janvier dernier, la Cour supérieure, dans l’affaire opposant les Services Ricova inc. et la Ville de Montréal[1] a abordé l’obligation de bonne foi du donneur d’ouvrage aux différentes étapes du processus d’appel d’offres public à la suite d’une importante erreur d’un soumissionnaire dans le calcul de son prix.
II. Faits
En mars 2017, la Ville de Montréal (la « Ville ») lance un appel d’offres pour la collecte et le transport de matières recyclables dans cinq arrondissements, dont Côte-des-Neiges-Notre-Dame-de-Grâce (« CDN/NDG »).
En annexe aux documents d’appel d’offres était inclus un tableau visant à informer les soumissionnaires de la situation de chaque arrondissement (c.-à-d. nombre de portes desservies, tonnage annuel, nombre moyen de camions, jour et fréquence de collecte).
Peu de temps après l’émission des documents d’appel d’offres, la Ville réalise qu’elle a commis une erreur : les données de l’arrondissement CDN/NDG correspondent plutôt à celles de l’arrondissement de Lasalle. La Ville émet alors l’Addenda N° 1 (l’« Addenda N° 1») avec un tableau modifié.
En avril 2017, la demanderesse, Service Ricova Inc. (« Ricova ») dépose sa soumission pour quatre des cinq arrondissements, incluant CDN/NDG. Ses calculs sont cependant basés sur les documents de soumission originaux et ne tiennent pas compte de l’Addenda N° 1. Son prix est donc beaucoup plus bas que ses concurrents, puisqu’il est calculé sur les mauvaises données.
Malgré la discordance des prix entre les différents soumissionnaires[2], la Ville octroie le contrat de collecte pour l’arrondissement CDN/NDG (le « Contrat ») à Ricova.
Ledit Contrat débute au mois de décembre 2017 et, dès le départ, Ricova éprouve des difficultés.
L’entreprise constate que le nombre de camions assignés ne suffit pas à la tâche. Elle subit des pertes de 70 000 à 100 000 $ par mois.
En janvier 2018, le président de Ricova demande une rencontre urgente avec la Ville, alléguant que les estimations de cette dernière sont erronées. Il finit par découvrir l’erreur, et les parties se rencontrent à plusieurs reprises pour tenter de trouver une solution. Cependant, les parties ne s’entendent ni sur l’ajustement du prix ni sur le respect du Contrat comme tel.
Elles discutent alors de la troisième option, soit le retour à l’appel d’offres, à laquelle la Ville est ouverte à condition que Ricova maintienne le service dans l’intervalle. Les échanges se poursuivent sur les éléments convenus lors de la réunion et finalement, en février 2018, Ricova envoie un avis de résiliation du Contrat. Selon la réponse de la Ville, la résiliation ne prendra effet qu’à la date de début du contrat du nouvel entrepreneur.
La Ville lance un nouvel appel d’offres en avril 2018 et octroie le contrat à l’entreprise Derichebourg Canada Environnement inc. (« Derichebourg »), mais le nouveau contrat ne peut être approuvé qu’en août 2018. Entre-temps, Ricova continue d’avoir des difficultés à fournir le service adéquat. En conséquence, l’arrondissement CDN/NDG lui impose des pénalités que Ricova conteste, mais la Ville se paie en retenant l’équivalent des sommes qui lui sont dues sur d’autres contrats.
Éventuellement, l’arrondissement CDN/NDG fait appel aux cols bleus pour subvenir aux lacunes de Ricova. Il est également suggéré qu’un contrat temporaire pourrait être attribué, aux frais de Ricova. En juillet 2018, la Ville informe Ricova qu’elle a octroyé un contrat temporaire de gré à gré à Derichebourg, en attendant que le conseil municipal approuve le nouveau contrat. Le 21 août 2018, un nouveau contrat est finalement octroyé et la Ville résilie le Contrat avec Ricova.
En octobre 2018, Ricova met la Ville en demeure de lui verser les sommes dues pour les services rendus dans d’autres arrondissements. Dans sa réponse, la Ville explique qu’elle a retenu le montant représentant les pénalités, le coût des cols bleus, ainsi que la différence entre le contrat temporaire avec Derichebourg et les sommes payables à Ricova pour la même période, et la différence entre le prix soumissionné originalement par Ricova et le contrat octroyé à Derichebourg.
Au total, la retenue de la Ville s’élève à 1 182 178,18 $, cette dernière ayant encaissé le chèque du cautionnement d’exécution pour un montant de 98 394,73 $ et retenu 1 083 783,45 $ sur d’autres contrats.
En mai 2019, Ricova intente une action en justice, réclamant l’annulation des pénalités, le remboursement des sommes perçues pour les services rendus par les cols bleus, le remboursement du cautionnement d’exécution et le remboursement des dommages perçus par la Ville (qui représentent la différence entre le prix soumissionné par Ricova et les deux contrats octroyés à Derichebourg, moins le cautionnement d’exécution encaissé.)
III. Questions en litige
- La Ville était-elle de bonne foi lorsqu’elle a octroyé le contrat à Ricova?
- La Ville a-t-elle respecté son obligation de bonne foi dans sa gestion du Contrat après avoir été avisée de l’erreur de Ricova?
- Quels dommages peuvent être réclamés, le cas échéant?
IV. Décision de la Cour supérieure
1. La Ville était-elle de bonne foi lorsqu’elle a octroyé le contrat à Ricova?
Tout d’abord, la Cour rappelle la notion d’erreur de la part du contractant, en soulignant que l’erreur peut être excusable ou inexcusable, et que cette dernière ne vicie pas le consentement, à moins qu’elle ne soit induite par un dol.
La Cour confirme qu’une erreur inexcusable peut devenir excusable lorsqu’un autre contractant manque à son obligation de bonne foi. Elle confirme également qu’une violation de l’obligation de renseignement peut être assimilée à un tel manquement.
À ce titre, la Cour rappelle qu’une obligation de renseignement comprend deux devoirs qui s’imposent aux cocontractants : une obligation positive de renseignement pour l’un et une obligation corollaire de s’informer pour l’autre.
En considérant trois décisions antérieures[3], la Cour souligne que le donneur d’ouvrage qui sait qu’un soumissionnaire a commis une erreur lors de la préparation de sa soumission et contracte avec lui dans le but d’en profiter agit contrairement aux exigences de bonne foi; ces circonstances peuvent justifier dans certains cas l’annulation du contrat. Cette règle est applicable même lorsque l’erreur est inexcusable, mais demeure toutefois exceptionnelle.
Appliquant ces principes aux faits du présent dossier, la Cour confirme d’abord que l’erreur de Ricova (de ne pas avoir tenu compte de l’Addenda N° 1 dans la préparation de sa soumission) est une erreur dite inexcusable. La Cour réitère que le processus d’appel d’offres vise à encourager « la bonne administration des deniers publics » et l’obtention du meilleur service au meilleur prix, mais souligne que cet objectif n’est pas satisfait par l’acceptation de l’offre la plus basse en toute circonstance, car ni la Ville ni les citoyens ne tirent avantage lorsque le donneur d’ouvrage force un soumissionnaire à exécuter un contrat conclu sur la base d’une erreur.
La Cour conclut cependant que « l’erreur de Ricova ne saute pas aux yeux », entre autres compte tenu de l’historique agressif des soumissions de Ricova. Elle note tout de même que la Ville, ayant lancé un appel d’offres initial erroné, et ayant eu connaissance de la différence importante entre les offres de Ricova et celles des autres soumissionnaires, ainsi qu’entre son estimation interne, aurait dû se questionner davantage sur l’écart important entre les soumissions, mais cela ne dégage pas Ricova des conséquences de son erreur inexcusable.
Enfin, la Cour conclut également que la Ville n’a pas accepté la soumission de Ricova pour profiter de son erreur ou avec l’intention de tromper l’entreprise. Dans ce cas, l’erreur reste inexcusable et n’ouvre pas droit à la résiliation unilatérale du contrat. La Cour rappelle que la résiliation du contrat par l’entrepreneur requiert un « motif sérieux », et qu’une erreur inexcusable ne constitue pas une telle erreur.
2. La Ville a-t-elle respecté son obligation de bonne foi dans sa gestion du Contrat après avoir été avisée de l’erreur de Ricova?
La Cour conclut qu’à compter de fin 2017, et au plus tard en janvier 2018, la Ville est au courant de l’erreur de Ricova. Elle sait également que cette erreur place Ricova dans une situation précaire, lui causant des pertes de 70 000 à 100 000 $ par mois, en plus de ne pas avoir assez de ressources ou de main-d’œuvre pour accomplir le travail adéquatement.
Premièrement, en citant l’arrêt Churchill Falls[4]de la Cour suprême, la Cour confirme que la bonne foi n’implique pas l’obligation de renégocier le contrat en cas d’imprévus. Effectivement, une partie n’a pas l’obligation de modifier le contrat si une autre partie éprouve des difficultés. Ensuite, la Cour souligne l’obligation de collaboration et de coopération entre les parties, qui les oblige à trouver une solution en cas de problème, ainsi que l’obligation d’information et de cohérence. Le devoir d’information impose à chaque partie l’obligation d’informer l’autre, en cours de contrat, des événements qu’elle a intérêt à connaître pour l’exécuter correctement, tandis que le devoir de cohérence interdit à une partie au contrat d’agir en contradiction avec une attente exprimée à l’égard de son contractant dans leur relation contractuelle.
À la lumière de ces principes, la Cour analyse le comportement de la Ville dans sa gestion du contrat, incluant:
- Le délai pour octroyer le nouveau contrat;
- L’imposition de pénalités pour des collectes en retard ou non effectuées le jour même;
- L’embauche des cols bleus et le contrat-relais octroyé à Derichebourg; et
- La réclamation de la différence de prix entre le nouveau contrat à Derichebourg et la soumission de Ricova.
a. Le délai
Tout d’abord, la Cour affirme que la Ville n’a pas manqué à son obligation de bonne foi en raison du délai écoulé avant l’octroi du nouveau contrat. Le contrat devait passer par la Commission et devait ensuite être approuvé en séance du conseil municipal. La Cour constate que le retard entre la décision de retourner en appel d’offres prise en janvier 2018 et l’octroi du contrat en août 2018 était en fait semblable au délai de l’appel d’offres de 2017.
b. Les pénalités
Ensuite, la Cour refuse d’ordonner le remboursement des pénalités. Même s’il est admis que Ricova a fait de son mieux dans les circonstances, elle doit néanmoins assumer les conséquences de son erreur inexcusable. Elle doit aussi assumer les conséquences émanant de la violation de son engagement de respecter le Contrat en attendant qu’un nouveau contrat puisse être octroyé. La Ville a obtenu l’assurance de Ricova que le Contrat serait respecté pendant la période de transition, ce qui n’a pas été fait.
c. Les cols bleus et le contrat temporaire
La Cour arrive à la même conclusion à propos des frais engagés par la Ville pour les cols bleus et le contrat temporaire. La Cour constate que, dès le début, la Ville a clairement indiqué que ces frais seraient réclamés à Ricova, et la Ville n’a jamais renoncé à ces réclamations et n’a pas donné un faux sentiment de sécurité à Ricova à cet égard. De plus, selon la Cour, ces dépenses étaient justifiées par le défaut de Ricova de respecter son engagement pendant la période de transition.
d. La différence entre la soumission de Ricova et le contrat résultant du nouvel appel d’offres (1 079 604,68 $) et la retenue contractuelle
Par contre, le Tribunal ordonne à la Ville de rembourser à Ricova la différence entre le montant du Contrat et le montant soumissionné par Derichebourg en réponse au nouvel appel d’offres.
La Cour conclut que la Ville, par sa conduite, a laissé croire à Ricova qu’elle serait libérée de ses obligations une fois le nouveau contrat approuvé par les instances de la Ville.
En février 2018, Ricova communique avec la Ville pour confirmer ce qu’elle comprend être l’entente intervenue entre les parties, et la réponse de cette dernière ne mentionne aucunement qu’en cas de nouvel appel d’offres, Ricova serait tenue de payer des dommages correspondants à la différence entre le prix soumissionné par erreur et le prix établi à la suite du nouvel appel d’offres.
En mars 2019, quand la Ville accuse réception de l’avis de résiliation envoyé par Ricova, elle souligne seulement que la résiliation ne pourra pas prendre effet avant la date de début du nouveau contrat avec le nouvel entrepreneur et qu’elle s’attend à une collaboration complète de Ricova pour respecter ses obligations. Encore une fois, il n’y a aucune mention que la Ville entend réclamer des dommages si le nouvel appel d’offres donne lieu à un prix supérieur.
Même si la communication avec la Ville se poursuit, la possibilité d’obtenir des dommages en lien avec la résiliation n’est mentionnée pour la première fois qu’en juillet 2018, mais n’est pas clairement définie. C’est seulement en octobre 2018, lorsque Ricova met la Ville en demeure pour les montants dus sur d’autres contrats – la Ville répondant qu’elle avait retenu les montants pour se payer – qu’elle réalise que des dommages lui seront réclamés.
La Cour conclut que, même si les clauses du Contrat permettaient de retenir les paiements, la manière de procéder était abusive. Comme le souligne la Cour : « Faire travailler une entreprise sans paiement sur des contrats qui ne font pas l’objet d’un litige alors que l’on sait qu’elle subit des pertes de 70 000 $ à 100 000 $ par mois depuis sept mois ne respecte pas les exigences minimales de la bonne foi ». Cette conclusion s’impose d’autant plus, selon la Cour, que Ricova n’a pas été informée qu’une retenue serait effectuée.
Par la suite, la Cour constate que la Ville a violé son obligation de bonne foi parce qu’elle a créé de fausses attentes pour Ricova. Ce faisant, la Ville a manqué de transparence et a laissé un faux sentiment de sécurité persister.
Finalement, la Cour refuse de reconnaître que la Ville a subi des dommages en lien avec la résiliation, même s’il y avait certainement des inconvénients : « Priver la Ville ou ses citoyens de profiter d’une erreur de l’entrepreneur ne constitue pas réellement un dommage ».
V. Conclusion
Enfin, la demande de remboursement de Ricova est accueillie, mais seulement à l’égard des dommages perçus pour la différence entre le montant du Contrat et du contrat résultant du deuxième appel d’offres. En conséquence, la Cour a ordonné à la Ville de rembourser à Ricova une somme de 1 088 576 $, qu’elle avait retenue en opérant compensation sur les paiements contractuels dus sur d’autres contrats.
Cette décision nous rappelle l’importance de la bonne foi contractuelle lors de l’exécution d’un contrat, laquelle emporte l’obligation de s’abstenir de créer de fausses attentes chez le soumissionnaire. Si l’organisme public, à la suite de la résiliation du contrat et du retour à l’appel d’offres, fait croire au soumissionnaire qu’il ne lui réclamera pas les montants représentant la différence entre le contrat initial et le nouveau contrat, il ne peut les réclamer par la suite. Sinon, il fait preuve d’«opportunisme calculateur ».
Ce jugement a toutefois été porté en appel et nous sommes en attente de la décision de cette Cour.
[1] Services Ricova inc. c. Ville de Montréal, 2024 QCCS 80
[2] Soumission de Ricova au prix de 2 828 848,35 $ et soumission du deuxième plus bas soumissionnaire au prix de 4 595 453,66 $.
[3] Confédération des caisses populaires et d’économie Desjardins du Québec c. Services informatiques DecisionOne, [2004] R.J.Q.69 (C.A.); Société québécoise des infrastructures (Société immobilière du Québec) c. C. & G. Fortin inc., 2014 QCCA 730; Ville de Salaberry-de Valleyfield c. Construction NRC inc., 2021 QCCA 844
[4] Churchill Falls (Labrador) Corp. c. Hydro-Québec, 2018 CSC 46