Dans une récente décision, la Cour d’appel de l’Alberta a réaffirmé un principe de droit bien établi : les décisions interlocutoires discrétionnaires appellent à un important devoir de réserve, même lorsque le raisonnement du juge en chambre n’est pas absolument limpide.

Dans l’affaire Great North Equipment Inc. c. Penney, 2025 ABCA 16, la Cour a souligné qu’à moins d’une erreur manifeste de droit ou de fait, ou d’un résultat manifestement injuste, l’intervention en appel est limitée, en particulier en ce qui concerne les questions de procédure. Cette décision met en lumière l’importance de l’efficacité judiciaire et du devoir de réserve – un principe aux répercussions concrètes pour les avocats plaidants, notamment dans les litiges à caractère procédural.

Contexte et historique du litige

Ce litige a commencé en juin 2023 lorsque certains employés (les « employés démissionnaires ») ont présenté leur démission à Great North Equipment Inc. (« Great North »). À la suite de ces démissions, Great North a intenté des procédures alléguant que les employés démissionnaires avaient violé leurs obligations fiduciaires et contractuelles en utilisant à mauvais escient des renseignements confidentiels pour lancer une entreprise concurrente.

En août 2023, les parties ont consenti à une injonction provisoire (l’« ordonnance d’injonction provisoire »), qui imposait plusieurs obligations aux employés démissionnaires :

  1. Remise du matériel de l’entreprise. Les employés démissionnaires devaient remettre leurs appareils électroniques professionnels pour inspection par un avocat indépendant agissant à titre de superviseur.
  2. Renseignements confidentiels et obligations de non-concurrence. Les employés démissionnaires avaient l’interdiction d’utiliser, de communiquer, de modifier ou de détruire les renseignements confidentiels. Il leur était également interdit de s’engager dans des activités commerciales concernant des produits ou des systèmes développés par Great North.
  3. Obligations de non-sollicitation. Les employés démissionnaires avaient l’interdiction de solliciter des employés ou des clients de Great North jusqu’au 20 juin 2024, ou jusqu’à ce que le tribunal rende une nouvelle ordonnance.

Ces obligations ont ensuite été clarifiées et temporairement prolongées par des ordonnances ultérieures. Toutefois, le juge M.J. Lema a finalement rejeté la demande de Great North visant à prolonger l’injonction, notamment à l’égard des obligations de non-sollicitation, de non-concurrence et de respect de la confidentialité.[1]

L’appel : Great North Equipment c. Penney , 2025 ABCA 16

Great North et une société apparentée ont porté deux décisions interlocutoires en appel :

  1. Décision de la juge Dilts. Interprétation de l’ordonnance encadrant le protocole d’expertise et de l’accès des appelants aux éléments de preuve détenus par l’avocat indépendant agissant à titre de superviseur.
  2. Décision du juge Lema. Les appelants ont fait valoir que le juge Lema avait non seulement refusé de prolonger certaines conditions de l’ordonnance d’injonction provisoire, mais qu’il l’avait annulée dans son intégralité.

La Cour d’appel a confirmé les décisions des deux juges en chambre et a réitéré le critère strict pour une intervention en appel dans les décisions discrétionnaires avant procès. S’appuyant sur la décision de la Cour suprême du Canada dans la cause Canada c. Fontaine, 2017 CSC 47, la Cour d’appel a noté que l’intervention n’est nécessaire que lorsque le juge en chambre s’est trompé sur une question de faits ou de droit, a agi de manière arbitraire ou a rendu une décision si manifestement erronée qu’elle constitue une injustice.

La Cour d’appel a estimé que les deux ordonnances relevaient de l’exercice du pouvoir discrétionnaire et qu’aucun des juges en chambre ne s’était trompé sur des questions de fait ou de droit ni n’était parvenus à une conclusion arbitraire ou injuste. La Cour d’appel a également souligné que les décisions se rapportaient aux aspects procéduraux du litige et ne comportaient pas de décisions de faits ou de droit permanentes.

La Cour d’appel a notamment reconnu une ambiguïté dans les décisions des tribunaux d’instance inférieure, en particulier dans les termes utilisés par le juge Lema. Malgré cela, elle n’a pas été convaincue que l’ambiguïté atteignait le niveau de l’erreur réversible. Elle a plutôt interprété la décision du juge Lema comme n’ayant pas l’intention de révoquer des parties essentielles de l’injonction initiale, en particulier celles relatives à l’utilisation des renseignements confidentiels et aux questions de concurrence. De plus, la Cour d’appel a confirmé que ces dispositions demeuraient en vigueur et a modifié l’ordonnance formelle en conséquence.

Par ailleurs, alors que les questions relatives à l’accès aux documents par l’avocat indépendant agissant à titre de superviseur n’étaient pas résolues, la Cour d’appel a estimé que ces questions pouvaient encore être traitées en première instance ou au moyen de mécanismes procéduraux, comme une demande de divulgation supplémentaire.

Contraste avec d’autres décisions récentes de la Cour d’appel

L’approche modérée de la Cour d’appel dans la cause Great North contraste avec sa position plus interventionniste dans d’autres décisions récentes, dans lesquelles des erreurs de droit commises au sein des chambres ont justifié son intervention. À titre d’exemple, une mauvaise application des principes de droit établis, en particulier dans le contexte des injonctions provisoires ou des recours interlocutoires, peut franchir la ligne qui sépare le pouvoir discrétionnaire autorisé de toute erreur de droit pouvant faire l’objet d’une révision.

Dans la cause Great North, le juge précise que la révision en appel des décisions procédurales ne repose pas sur la perfection du raisonnement, mais sur la question de savoir si la décision se situe dans un cadre de résultats acceptables. En revanche, lorsqu’un juge en chambre n’applique pas correctement un critère de droit ou adopte un raisonnement erroné sur une question essentielle, le tribunal peut se montrer plus enclin à intervenir.

Cet exemple renforce l’importance d’un dossier cohérent et fondé sur des principes de droit clairs au niveau des chambres. Lorsqu’un tribunal d’instance inférieure ne fait qu’exercer son pouvoir discrétionnaire dans les limites autorisées, la révision en appel peut être limitée.

Points essentiels à retenir

  1. Devoir de réserve à l’égard des décisions discrétionnaires. La Cour d’appel respecte généralement les décisions interlocutoires discrétionnaires, en particulier celles concernant les aspects procéduraux visant à faire avancer une cause en vue d’un procès.
  2. Seuil d’intervention élevé. La Cour d’appel n’interviendra qu’en cas d’application manifestement erronée de la loi, d’erreur de fait ou de décision si mauvaise qu’elle entraîne une injustice.
  3. Ordonnances de procédure non définitives. À moins qu’une décision interlocutoire ne prétende trancher définitivement des droits fondamentaux, elle n’empêche pas les questions d’être soulevées à nouveau dans un procès.

En conclusion

Great North confirme que les cours d’appel s’en remettent généralement au pouvoir discrétionnaire exercé par les tribunaux d’instance inférieure pour les décisions interlocutoires, à condition que la décision des tribunaux d’instance inférieure respecte les principes d’équité et de l’exactitude juridique. Toutefois, lorsqu’une décision discrétionnaire reflète une mauvaise application des principes de droit établis ou est si manifestement erronée qu’elle constitue une injustice, la Cour d’appel est plus susceptible d’intervenir.

Si vous avez des questions concernant les injonctions, les demandes de décision interlocutoire ou les procédures d’appel, veuillez communiquer avec l’équipe Litige commercial de Miller Thomson.


[1] Great North Equipment Inc. c. Penney, 2024 ABKB 533.