Mis à part peut-être le parjure, il n’y a pire menace à l’intégrité du processus judiciaire que la spoliation de preuves. Notre processus contradictoire est conçu pour tolérer les défaillances humaines – la décision d’un juge peut être annulée s’il a commis une erreur, les avocats qui se montrent peu coopératifs peuvent être encadrés et les témoins récalcitrants peuvent être contraints à témoigner. Cependant, lorsque des documents essentiels disparaissent, les juges et les parties au litige se retrouvent aux prises avec des demi-mesures et des solutions improvisées – au détriment de notre système de justice civile. Pour éviter cela, chacune des parties au litige est solennellement tenue de conserver les éléments de preuve potentiellement pertinents[1].
Il y a spoliation lorsque des preuves sont altérées, c’est-à-dire lorsqu’une personne modifie, dissimule, falsifie ou détruit intentionnellement des éléments de preuve dans le but de nuire à une enquête ou à une procédure judiciaire[2]. La spoliation a été décrite comme une forme de tricherie susceptible de compromettre l’intégrité du processus de justice civile. La partie à un litige qui détruit intentionnellement des éléments de preuve s’expose à des conséquences.
Les tribunaux canadiens reconnaissent que la communication intégrale de la preuve entre les parties à un litige est dans l’intérêt du public. Une communication intégrale permet d’éviter les surprises et d’empêcher que des pièges soient tendus, de favoriser les règlements rapides et de réduire les frais de justice[3]. Le bon fonctionnement du processus de litige civil dépend du respect par les parties de leur obligation systématique, immédiate et permanente de communiquer tous les documents pertinents qui se trouvent en leur possession, sous leur contrôle ou sous leur garde, et de produire ceux qui ne sont pas privilégiés[4].
Cependant, ce processus essentiel de communication et de production de documents ne peut avoir lieu si les preuves électroniques et les documents pertinents n’ont pas été dûment conservés. Les questions de conservation des documents ont une incidence sur de nombreux litiges civils et commerciaux.
Malheureusement, certains plaideurs sans scrupule omettent de conserver tous les éléments de preuve. Si vous savez ou soupçonnez qu’une partie adverse a intentionnellement dissimulé ou détruit des preuves importantes – ou si vous l’avez vous-même fait –, il est possible que la doctrine de la spoliation s’applique.
Aperçu de la spoliation
Les personnes engagées dans un litige avec un « spoliateur » seront peut-être déçues d’apprendre que les tribunaux ontariens, contrairement à ceux de l’Alberta, du Manitoba et de la Nouvelle-Écosse, n’ont pas encore reconnu l’existence d’un délit de spoliation distinct[5]. En effet, la spoliation n’est pas encore considérée en soi comme une cause d’action pouvant mener à la condamnation du spoliateur à des dommages-intérêts. Toutefois, la Cour d’appel de l’Ontario n’a pas fermé la porte à la possibilité d’intenter une nouvelle action en cas de spoliation, à condition que le demandeur parvienne à démontrer que la destruction ou la suppression volontaire et intentionnelle d’éléments de preuve est à l’origine de son incapacité à établir ou à prouver les autres délits spécifiés dans sa demande[6].
Heureusement, le droit prévoit d’autres recours en cas de spoliation.
Le droit en matière de spoliation
Un jugement qui a fait jurisprudence au Canada concernant la doctrine de la spoliation est l’arrêt rendu par la Cour d’appel de l’Alberta dans l’affaire McDougall v. Black & Decker Canada Inc.[7], dans lequel la Cour définit les principes suivants [traduction] :
- La spoliation renvoie actuellement à la destruction intentionnelle de preuves pertinentes à un litige existant ou en cours;
- Le principal recours en cas de spoliation est l’imposition d’une présomption de fait réfutable selon laquelle les preuves perdues ou détruites nuiraient au spoliateur. (Pour votre dose quotidienne de latin, cela renvoie à la maxime omnia praesumuntur contra spoliatorem – « toutes choses sont présumées contre le spoliateur » – qui, en tant que règle de preuve, ne doit pas être invoquée dans votre demande introductive d’instance[8].) Il est possible de renverser cette présomption en produisant des éléments de preuve qui démontrent que le spoliateur ne cherchait pas à nuire au litige en détruisant les preuves ou encore qui prouvent ou démentent les allégations formulées (par exemple, le spoliateur pourrait présenter des preuves à l’appui de la destruction involontaire des preuves)[9];
- Il existe d’autres recours possibles en dehors de ce cadre général – même lorsque les preuves ont été détruites involontairement. Le pouvoir de redressement dans ces recours prend sa source dans les règles de procédure de la Cour et dans sa capacité inhérente à prévenir les abus de procédure. Les mesures de redressement possibles comprennent l’exclusion de rapports d’experts et le refus d’accorder des dépens;
- Les tribunaux n’ont pas encore jugé que la destruction délibérée de preuves constitue un délit intentionnel ou que les règles de droit relatives à la négligence prévoient une obligation de conserver les preuves, bien que ces questions demeurent ouvertes dans la plupart des provinces et des territoires;
- En général, la question de savoir s’il y a eu spoliation et quelle mesure de redressement s’impose, le cas échéant, devrait être laissée au juge du procès, qui pourra examiner tous les faits et déterminer l’intervention la plus appropriée;
- Une mesure de redressement peut être envisagée avant l’instruction dans les cas exceptionnels où la destruction d’éléments de preuve porte particulièrement préjudice à une des parties. Toutefois, en règle générale, la situation est rectifiée par l’application des règles de procédure pertinentes ou l’exercice du pouvoir discrétionnaire général de la Cour à l’égard des dépens et du contrôle des abus de procédure[10].
En ce qui concerne la possibilité qu’il y ait eu spoliation par accident ou par négligence, la Cour d’appel de l’Alberta a conclu que [traduction] « la destruction involontaire de preuves ne constitue pas un cas de spoliation » ni n’établit de présomption à l’endroit de la partie responsable de la perte des preuves en question[11].
Crainte qu’il y ait spoliation : que pouvez-vous faire?
Vous pouvez envisager les mesures suivantes si vous avez des raisons de craindre qu’une partie adverse ne détruise des preuves importantes :
- Avisez-la rapidement – écrivez à la partie adverse pour l’informer de ses obligations (ou les lui rappeler) en ce qui concerne la production et la conservation des documents. Si des preuves sont détruites, cet avis pourra vous aider à démontrer que la spoliation était intentionnelle;
- Intégrez les obligations générales de conservation des documents dans une ordonnance judiciaire – si l’obligation de conservation est intégrée dans une ordonnance judiciaire, ou un plan de communication préalable ordonné par la Cour, la destruction de preuves constituera non seulement un manquement aux règles de procédure applicables, mais contreviendra également à l’ordonnance judiciaire. Dans un cas extrême, cela pourrait mener à des poursuites contre le spoliateur pour outrage au tribunal.
Il y a eu spoliation : quelles sont les mesures de redressement possibles?
Advenant la perte ou la destruction intentionnelle de preuves, vous pourriez décider, par défaut, de prendre part à l’audience sans bénéficier des preuves perdues ou détruites, encourageant ainsi le tribunal à présumer que celles-ci nuiraient au spoliateur.
La loi ne va pas jusqu’à exiger du tribunal qu’il présume que les preuves vous seraient favorables, mais la présomption qui pèse contre le spoliateur peut représenter un avantage important – en particulier lorsqu’il est difficile de trancher l’affaire en faveur de l’une ou l’autre des parties et que les preuves en question pourraient être disculpatoires.
De plus, bien qu’il ne s’agisse pas directement là d’une forme particulière de redressement, la spoliation, lorsqu’elle peut être prouvée, remet fondamentalement en cause la sincérité de l’autre partie, ce qui peut étayer dans une certaine mesure votre position en influençant l’opinion que le juge se fait des parties.
Voici d’autres mesures de redressement possibles en présence d’un cas de spoliation réel ou potentiel :
- Mesure de redressement avant l’instruction : ordonnance Anton Piller – une ordonnance Anton Piller est un recours extraordinaire préalable à l’instruction qui confère le droit de fouiller les lieux et de saisir des preuves. Une telle ordonnance est généralement demandée sans que la partie concernée en soit informée. Il s’agit d’une mesure concrète destinée à prévenir la destruction de preuves lorsqu’un risque de destruction peut être prouvé, par opposition à une mesure de redressement accordée après coup. Les ordonnances Anton Piller sont toutefois accordées avec parcimonie puisqu’elles comportent des risques importants, notamment celui que des dépens ou des dommages-intérêts considérables soient octroyés si l’ordonnance s’avère injustifiée. Ce n’est que dans des cas extrêmes – notamment en cas de fraude ou de menaces éhontées de destruction de preuves – qu’il serait justifié de demander une telle ordonnance;
- Autre mesure de redressement possible avant l’instruction – il a été établi dans la plupart des décisions judiciaires qu’il est préférable de laisser au juge du procès le soin de trancher la question de la spoliation puisqu’il disposera, pour ce faire, d’un dossier complet[12]. Cela dit, les tribunaux ontariens peuvent s’appuyer sur leur compétence inhérente ou sur le pouvoir de redressement que leur confèrent les Règles de procédure civile pour élaborer une mesure de redressement appropriée en cas de spoliation, comme l’exclusion des rapports d’experts ou l’adjudication ou non des dépens[13];
- Mesures de redressement générales en cas de non-communication – les Règles de procédure civile prévoient diverses sanctions qui peuvent être imposées à toute partie qui omet de communiquer ou de produire un document, notamment : a) autoriser qu’il y ait contre-interrogatoire sur l’affidavit de documents de la partie concernée; b) ordonner la préparation d’un autre affidavit de documents plus complet; c) interdire à la partie d’utiliser un document au procès; d) révoquer le droit de la partie d’entamer ou de continuer un interrogatoire préalable; e) rejeter l’action ou radier la défense[14].
Plusieurs facteurs sont pris en considération afin de déterminer la sanction appropriée en cas de non-communication :
- l’importance et la nature des actes abusifs;
- la preuve que les actes abusifs ont été commis intentionnellement ou par négligence;
- le préjudice subi de manière générale, et plus spécifiquement, l’incidence du défaut sur la capacité de la partie adverse de présenter sa demande ou sa défense;
- le fondement de la réclamation ou de la défense de la partie défaillante;
- la disponibilité d’une sanction, autre que le rejet de la demande, qui tiendra compte du préjudice subi par la partie adverse;
- la probabilité qu’une sanction, autre que le rejet de la demande, mette un terme au comportement fautif[15].
Les avocats plaidants de Miller Thomson ont une vaste expérience dans le traitement des questions de conservation des documents et dans l’obtention des différentes mesures de redressement mentionnées précédemment. Si vous avez des questions, ou si vous avez besoin d’aide ou de conseils en matière de spoliation dans le cadre d’un litige en cours ou envisagé, veuillez communiquer avec le groupe Litige de Miller Thomson.
[1] Keithley v. The Home Store.com, Inc., 2008 U.S. Dist. LEXIS 61741 (N.D. Cal. 12 août 2008), citant United Medical Supply Co. v. United States, 77 Fed. Cl. 257, 258-259 (Fed. Cl. 2007).
[2] Voir, par exemple, McDougall v. Black & Decker Canada Inc., 2008 ABCA 353.
[3] Iannarella v. Corbett, 2015 ONCA 110, par. 33 et 42.
[4] Falcon Lumber Limited v. 2480375 Ontario Inc. (GN Mouldings and Doors), 2020 ONCA 310, par. 41-48.
[5] Armstrong v. Moore, 2020 ONCA 49, par. 37; voir, par exemple, Kacperski v. Orozco, 2005 ABCA 179, par. 3, 4 et 9; Cummings v. MacKay, 2003 NSSC 196, par. 16, modifié par (mais non en ce qui concerne la question de la spoliation) Cummings v. MacKay et al., 2004 NSCA 58, par. 9 et 36. Voir également Western Tank & Lining Ltd. v. Skrobutan et al, 2006 MBQB 205, par. 22, où le juge Scurfield a indiqué que les [traduction] « actes de spoliation peuvent être considérés comme un délit indépendant ».
[6] Spasic Estate v. Imperial Tobacco Ltd., 2000 CanLII 17170 (ON CA), par. 21-24.
[7] McDougall v. Black & Decker Canada Inc., 2008 ABCA 353.
[8] Spasic, supra, note 6, par. 25.
[9] Voir St. Louis v. The Queen, [1896] CarswellNat 23, 25 CSC 649, 652-654; McDougall, supra, note 7, par. 29.
[10] McDougall, supra, note 7, par. 29.
[11] Ibid., par. 24 et 25.
[12] Voir, par exemple, Dreco Energy Services Ltd. v. Wenzel, 2006 ABQB 356 (CanLII), par. 43, 49 et 50; North American Road Ltd. v. Hitachi Construction Machinery Company, Ltd., 2005 ABQB 847 (CanLII), par. 20-23; Cheung v. Toyota Canada Inc., 2003 CanLII 9439 (ON SC), par. 20, 21 et 23.
[13] Mann Engineering Ltd. v. Desai, 2021 ONSC 7580, 2021 CarswellOnt 16711, par. 131; voir aussi Les Principes De Sedona Canada: L’Administration de la Preuve Électronique, Sedona (Arizona), The Sedona Conference, janvier 2008, p. 53, accessible à l’adresse <www.thesedonaconference.org>.
[14] Voir, par exemple, les articles 2.01 (Effet de l’inobservation), 30.06 (Affidavit incomplet ou prétention au privilège non fondée) et 30.08 (Effet du défaut de divulguer des documents ou de les produire à des fins d’examen) des Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, Règl. 194.
[15] Zelenski v. Jamz et al.; Zelenski v. Houston, 2004 MBQB 256 (CanLII), par. 19.
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