Dans un récent article, nos collègues ont traité de divers impacts qu’aurait la pandémie sur les chantiers de construction au Québec. Ils ont traité de certaines clauses des contrat-types du CCDC[1] et de l’ACC[2], lesquels sont largement répandus dans l’industrie, ainsi que de la notion de « force majeure ». La présente note s’inscrit dans la continuité des propos de nos collègues à la lumière de l’évolution de la situation.
Depuis le 25 mars 2020, les activités jugées non essentielles ont été suspendues par décret[3] du gouvernement du Québec, en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par la Loi sur la santé publique[4] en cas d’état d’urgence sanitaire[5]. En vertu de cette décision, tous les chantiers de construction au Québec ont dû être interrompus, à l’exception de ceux étant considérés comme étant urgents ou requis pour fins de sécurité. Néanmoins, les chantiers de construction résidentielle visant des unités qui devaient être livrées au plus tard le 31 juillet 2020 pourront redémarrer à compter du 20 avril 2020.
Il est évident que la reprise de l’ensemble des activités de construction ne se fera vraisemblablement pas avant quelques semaines, et ce, de manière progressive, avec des contraintes liées à la protection de la santé des travailleurs et de la population face au virus.
En effet, il revient à l’entrepreneur et au maître d’œuvre (au sens de la Loi sur la santé et sécurité au travail, R.L.R.Q., c. S-2.1) de mettre en place des mesures de sécurité appropriées pour respecter la législation et de veiller à leur application sur le chantier. Cette obligation est prévue dans la LSST ainsi qu’à l’article 9.4.1 du CCDC-2 qui se lui tel que suit :
« 9.4.1 Sous réserve de l’alinéa 3.2.2.2 de l’article CG 3.2 – TRAVAUX PAR LE MAÎTRE DE L’OUVRAGE OU PAR D’AUTRES ENTREPRENEURS, l’entrepreneur est seul responsable de la sécurité à l’emplacement de l’ouvrage, de même que de l’application ou de l’utilisation des règles, règlements et méthodes requis par la législation concernant la sécurité des travaux de construction; il doit, à cet égard, mettre en place et maintenir les précautions et programmes de sécurité appropriés se rapportant à l’exécution de l’ouvrage et exercer toute la surveillance qu’ils requièrent. »
À cet effet, la CNESST[6] a publié le 13 avril 2020 un guide applicable aux chantiers de construction pour établir les nouvelles normes de santé et sécurité minimales que les entrepreneurs devront respecter et faire respecter par les travailleurs.euses lors de la reprise. La CNESST y rappelle d’ailleurs que le non-respect des lignes directrices émises par le gouvernement peut mener à la mise à l’amende des contrevenants et même à la fermeture du chantier.
Certes, personne ne remet en question l’obligation des entrepreneurs, fournisseurs et donneurs d’ouvrages de respecter les ordonnances en vigueur qui obligent la suspension temporaire des travaux ou imposent des mesures de sécurité additionnelles[7]. Cependant, une modification aux circonstances encadrant l’exécution du contrat d’une si grande envergure pourrait permettre de déclencher des mécanismes de modification des documents contractuels, notamment de l’échéancier et du prix convenus.
De plus, la suspension des travaux pendant une période prolongée pourrait ouvrir la porte à la résiliation de contrats par les entrepreneurs, sous-entrepreneurs ou fournisseurs. Il faut cependant que les clauses contractuelles le permettent et que les conditions d’applications, tel la transmission d’un avis écrit, soient respectées.
Puisque le contrat gouverne les droits et obligations des parties, il est primordial pour les donneurs d’ouvrage et entrepreneurs d’y accorder toute l’attention requise au stade de la négociation contractuelle et, au besoin, d’y ajouter des conditions supplémentaires permettant une meilleure répartition des risques entre eux.
Modifications aux documents contractuels
Certaines clauses des conditions générales du CCDC-2 prévoient un mécanisme de modification du contrat dans les cas où certains changement au cadre normatif surviennent après sa conclusion et que ceux-ci rendent nécessaire sa modification. Les clauses CG 10.2.5 et 10.2.7 du CCDC-2 prévoient en effet :
« 10.2.5 L’entrepreneur n’a pas la responsabilité de vérifier la conformité des documents contractuels aux lois, ordonnances, règles, règlements et codes applicables à l’ouvrage. Cependant, lorsque les documents contractuels y dérogent ou que, après la clôture de l’appel d’offres, des changements sont apportés à ces lois, ordonnances, règles, règlements et codes et rendent nécessaire la modification des documents contractuels, l’entrepreneur doit en aviser le professionnel par écrit et lui demander ses instructions dès que ces dérogations ou ces changements deviennent connus. Le professionnel doit apporter les modifications nécessaires aux documents contractuels, conformément aux articles CG 6.1 – DROIT DU MAÎTRE DE L’OUVRAGE D’APPORTER DES MODIFICATIONS, CG 6.2 – AVENANT DE MODIFICATION et CG 6.3 – DIRECTIVE DE MODIFICATION. »
« 10.2.7 Si, après la clôture de l’appel d’offres, des modifications ayant des incidences sur le coût de l’ouvrage sont apportées aux lois, ordonnances, règles, règlements ou codes applicables des autorités ayant compétence, l’une ou l’autre des parties peut présenter une réclamation conformément aux exigences de l’article CG 6.6 – DEMANDES DE MODIFICATION AU PRIX DU CONTRAT. »
Les cas les plus évidents d’application de ces clauses de modifications sont l’entrée en vigueur, en cours d’exécution, de nouvelles lois en matière de sécurité ou d’environnement qui rendent plus onéreuse ou plus complexe l’exécution des travaux en cours.
Les nouvelles mesures de prévention sanitaire incluses au récent guide de la CNESST pourraient constituer une telle modification au sens de cet article. Par exemple, il y est prévu que les travailleurs.euses doivent respecter les règles de distanciation sociale de 2 mètres sauf à de rares exceptions. Ceci oblige les entrepreneurs à revoir la planification des travaux pour réduire l’encombrement au chantier et possiblement étendre dans le temps leur exécution. Les entrepreneurs devront également mettre en place des nouvelles mesures d’hygiènes sur le chantier dans la mesure du possible (eau courante, désinfection et nettoyage, questionner les travailleurs sur leur état de santé tous les jours à leur arrivée au chantier, ajout de roulottes) qui rendront vraisemblablement plus onéreuse l’exécution des travaux.
Outre ces mesures sanitaires, il est possible que ces clauses de modifications puissent s’appliquer dans la présente situation où les multiples décrets du gouvernement ont pour effet de modifier le cadre normatif pour l’exécution des travaux puisqu’ils imposent une suspension des travaux et donc des délais aux échéanciers contractuels.
Avec une telle modification du cadre normatif, les impacts se feront sentir principalement sur l’échéancier des travaux et sur le prix du contrat, lesquels font partie des documents contractuels. Plus la suspension se prolonge, plus les impacts seront importants et les retards difficiles à rattraper. Ils ne seront entièrement connus que lorsque les activités pourront reprendre au terme de la crise sanitaire. Ainsi, une modification aux documents contractuels peut devenir nécessaire au sens de la clause CG 10.2.5 du CCDC-2.
Il est envisageable que la suspension ait pour effet, par exemple, de décaler l’échéancier et de repousser en conditions hivernales l’exécution d’une portion des travaux, les rendant ainsi plus onéreux. Ou encore, il est possible que des mesures d’accélération soient requises pour rattraper le retard accumulé et éviter l’effet domino que l’accumulation de retards peut avoir sur le chantier, tout en respectant les nouvelles mesures de santé imposées par la CNESST.
Pour pouvoir avoir recours au mécanisme de modification des documents contractuels, il faut que l’entrepreneur avise par écrit le professionnel en lui demandant ses instructions, dès que le changement au cadre normatif devient connu.
En vertu de l’article 6.6.1 des conditions générales du CCDC-2, auquel réfère la clause CG 10.2.7, l’entrepreneur doit « donner en temps opportun un avis écrit » au donneur d’ouvrage et au professionnel les informant de son intention.
L’entrepreneur doit prendre toutes les mesures raisonnables pour atténuer toute perte ou dépense qui peuvent être encourues et conserver tout ce qui peut être nécessaire pour appuyer la demande et ce, depuis le début de l’événement (clause CG 6.6.2).
L’entrepreneur devra soumettre au professionnel, dans un délai raisonnable, le détail du montant réclamé et le professionnel devra transmettre sa décision au donneur d’ouvrage et à l‘entrepreneur dans les 30 jours de la date de réception de la demande (clauses CG 6.6.3 et 6.6.5).
Idéalement, le donneur d’ouvrage et l’entrepreneur devraient négocier et convenir d’un avenant de modification qui portera sur les mesures à prendre, le prix et l’échéancier de réalisation des travaux. Convenir le plus tôt possible d’une solution négociée, même si l’issue de la pandémie et la durée de la suspension demeurent inconnues, peut être avantageux pour les deux parties.
Par exemple, il pourrait être convenu par avenant au contrat que le donneur d’ouvrage verse immédiatement une contribution monétaire à l’entrepreneur général afin d’éviter sa déconfiture ou celle de ses sous-traitants, et en échange, ce dernier pourrait assumer certains risques liés aux dépassements de coûts ou d’échéanciers dans le futur ainsi qu’accorder une priorité au projet lors de la levée de la suspension par le Gouvernement.
Fermeture des chantiers pendant 20 jours ouvrables
Tout indique que la fermeture de plusieurs chantiers se prolongera au moins jusqu’au 23 avril 2020. Cette date est importante car cela fera 20 jours ouvrables depuis le 15 mars 2020 que les travaux de construction auront été suspendus par ordonnance du gouvernement.
Cette durée de suspension n’est pas sans conséquence puisqu’elle pourrait donner droit à l’entrepreneur général ou au sous-entrepreneur de résilier son contrat.
En effet, l’article CG 7.2.2 du contrat type CCDC-2[8] prévoit que, lorsque les travaux sont suspendus pendant 20 jours ouvrables ou plus en raison d’une ordonnance d’une autorité publique, l’entrepreneur peut résilier le contrat par un simple avis écrit qu’il communique au donneur d’ouvrage. Une disposition analogue se retrouve aussi dans les contrats-type ACC-1 et ACC-19 applicables aux sous-traitants et aux sous-sous-traitants.
La clause de résiliation se lit comme suit :
« 7.2.2 Si les travaux sont suspendus ou arrêtés de quelque façon pour une période de 20 jours ouvrables ou plus en vertu d’une ordonnance d’un tribunal ou d’une autre autorité publique compétente, et pourvu qu’une telle ordonnance n’ait pas été émise par suite d’une action ou d’une faute de l’entrepreneur ou de toute personne employée ou engagée directement ou indirectement par lui, l’entrepreneur peut, sans préjudice de tout autre droit ou recours qu’il peut avoir, résilier le contrat, en donnant un avis écrit au maître de l’ouvrage à cet effet. »
De plus, l’article 7.2.5 prévoit qu’advenant une telle résiliation, l’entrepreneur aurait droit au plein paiement pour tous les travaux exécutés à ce jour, y compris un bénéfice :
« 7.2.5 Si l’entrepreneur résilie le contrat dans les circonstances susmentionnées, il a droit au paiement de tous les travaux exécutés, y compris un bénéfice raisonnable, ainsi qu’à une indemnité pour toute perte subie sur les produits et le matériel de construction et pour tout autre dommage qu’il peut avoir subi par suite de la résiliation du contrat. »
Dans un tel cas, un exercice de détermination de la proportion et de la valeur des travaux réalisés jusqu’en date de résiliation devra être effectué conjointement entre l’entrepreneur, le professionnel et le maître de l’ouvrage.
Par ailleurs, en raison des conséquences drastiques que peut entraîner la rupture définitive du contrat, l’entrepreneur qui envisage se prévaloir du droit de résiliation doit d’abord s’assurer de bien évaluer les impacts qu’une telle décision peut avoir sur ses relations avec le donneur d’ouvrage, ses sous-entrepreneurs et ses fournisseurs. Nous pensons notamment aux pénalités, au caractère remboursable ou non des dépôts déjà effectués, ou encore aux clauses de paiement sur paiement qui peuvent exister dans les divers contrats liés à un chantier.
Il est possible que les clauses d’un contrat-type du CCDC ou de l’ACC aient été modifiées lors de la signature du contrat au moyen de l’ajout de conditions supplémentaires. Autrement dit, il est possible que les parties aient convenu de nuancer, restreindre ou de retirer le droit de résiliation pour cause de suspension des travaux durant une période de 20 jours ouvrables.
Voilà pourquoi nous ne saurions trop insister sur l’importance de lire attentivement l’ensemble des contrats auxquels vous êtes partie, ce qui peut impliquer non seulement le contrat liant le donneur d’ouvrage à l’entrepreneur général, mais également les ententes liant ce dernier avec ses sous-entrepreneurs et celles intervenues avec les fournisseurs.
Conclusion
En conclusion, vu la nature incertaine des effets juridiques de la suspension imposée par le gouvernement, il est avisé pour les donneurs d’ouvrage, entrepreneurs, sous-entrepreneurs et fournisseurs de redoubler d’efforts afin de tenter de s’entendre immédiatement afin de répartir équitablement les conséquences des retards sur les projets. Si cette démarche était couronnée de succès, ceci permettrait également d’éviter de devoir faire face à la possibilité que surviennent des résiliations de contrats, complexifiant d’avantage la réalisation du projet.
Nous devons aussi souligner que nos tribunaux pourraient être tentés d’écarter les articles CG 10.2.5, 10.2.7 et 7.2.2 du CCDC-2 en invoquant que le décret gouvernemental a été promulgué à cause de l’événement de force majeure que représente la pandémie. Cela pourrait advenir s’il était démontré que l’entrepreneur n’aurait pas pu poursuivre ses travaux à cause de la pandémie liée à la COVID-19 et ce, même s’il n’y avait pas eu de décret pris par le gouvernement. Dans un tel cas, l’entrepreneur n’aurait droit à aucune compensation, mais seulement à un report d’échéancier.
[1] Comité canadien des documents de construction.
[2] Association canadienne de la construction.
[3] Décret 223-2020 du 24 mars 2020.
[4] R.L.R.Q., c. S-2.2.
[5] Décret 177-2020 du 13 mars 2020, décret 222-2020 du 20 mars 2020, décret du 29 mars 2020, décret 418-2020 du 7 avril 2020.
[6] Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail.
[7] D’ailleurs, l’article CG 10.2.4 du CCDC-2 le prévoit explicitement : « 10.2.4 L’entrepreneur doit donner les avis requis et se conformer aux lois, ordonnances, règles, règlements et codes qui sont en vigueur ou qui le deviennent pendant l’exécution de l’ouvrage et qui ont trait à l’ouvrage, à la préservation de la salubrité publique et à la sécurité des travaux de construction. »
[8] Nous trouvons également une clause analogue dans les autres contrat-types du CCDC, dont le CCDC-3 (contrat à prix majoré), CCDC-4 (contrat à prix unitaires), CCDC-5B (contrat de gérance de construction pour services et construction), CCDC-14 (contrat de design-construction à forfait), CCDC 17 (contrat à forfait entre maître de l’ouvrage et entrepreneur spécialisé pour les projets en gérance de construction) et le CCDC-19 (contrat de travaux de génie civil).
Miller Thomson suit de très près la situation entourant la COVID-19 afin de pouvoir prodiguer à ses clients les conseils appropriés dans cet environnement en constante évolution. Pour accéder à des articles, à des mises à jour et aux communications du cabinet, visitez la page Ressources sur la COVID-19.