La valeur des contrats de plus de 25 000 $ conclus par les 289 organismes publics du Québec assujettis à la Loi sur les contrats des organismes publics RLRQ c C-65.1 («?LCOP?») a dépassé 9 milliards de dollars en 2016-2017 et plus des trois quarts de cette somme découle de contrats ayant fait l’objet d’un appel d’offres publics. L’administration gouvernementale du Québec s’appuie fortement sur la passation des marchés afin d’assurer la prestation des services du secteur public, plus particulièrement dans les domaines de la santé et des services sociaux, des infrastructures et de l’éducation. [1]

Les marchés publics représentent à la fois une part importante des dépenses de l’État, ainsi qu’un moteur économique pour le Québec. Toutefois, en raison des enjeux financiers importants qu’ils soulèvent et du rapprochement entre le secteur privé et le secteur public, les marchés publics figurent parmi les sphères d’activités du gouvernement les plus susceptibles d’être visées par des pratiques de corruption.[2] Les répercussions des pratiques de corruption s’étendent à l’ensemble de la population par la perte de fonds publics et par des produits et services de qualité inférieure. De manière moins directe, les pratiques malhonnêtes dans la passation des marchés ont également un impact sur la compétitivité générale du marché.

Développement du régime réglementaire des marchés publics au Québec

Le régime réglementaire des marchés publics au Québec a évolué de pair avec la libéralisation des marchés et, en 2008, l’Assemblée nationale a adopté la LCOP, dont l’objet est de déterminer les conditions applicables aux contrats qu’un organisme public peut conclure avec un acteur privé. La LCOP établit également un cadre normatif de gouvernance axé sur les organismes publics, les contrats et les cocontractants assujettis.

En réaction à des pratiques anti-concurrentielles dans les marchés publics, l’Assemblée nationale adopte, en 2011, la Loi concernant la lutte contre la corruption RLRQ c L-6.1 qui introduit dans la LCOP la notion d’inadmissibilité aux contrats publics.

En 2012, la Loi sur l’intégrité en matière de contrats publics LQ 2012, c 25, qui instaure le système d’autorisation, est adoptée et sa gestion est alors confiée à l’Autorité des marchés financiers («?AMF?»).

L’objectif poursuivi par ces lois est de s’assurer que seules les entreprises démontrant un niveau d’intégrité auquel le public est en droit de s’attendre d’une partie à un contrat public auront le privilège de soumissionner.[3] Ainsi, les lois, règlements, normes et politiques d’encadrement de l’octroi et la gestion des contrats publics se sont développés au fil des dernières années, s’arrimant aux recommandations de l’Organisation de coopération et de développement économiques au sujet de la transparence et de l’intégrité du système de passations de marchés publics et des dispositifs de contrôle pour le traitement des contestations avec équité.[4]  Ces principes de traitement des différends entre concurrents figurent d’ailleurs à l’Accord de libre-échange canadien («?ALEC?») de 2017, dont le Québec est signataire et qui exige l’établissement d’une autorité administrative ou judiciaire pour recevoir et examiner les recours déposés par des concurrents.[5]

Ainsi, l’avènement de l’Autorité des marchés publics («?AMP?»), annoncé depuis novembre 2015 suivant la recommandation de la Commission d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction («?CEIC?») pour sa création afin de reprendre et d’accroitre le rôle de l’AMF, s’inscrit dans un contexte provincial, pancanadien et international d’efforts consacrés à assurer l’intégrité des marchés publics.

Octroi et gestion des contrats publics : les acteurs principaux

L’AMF a été le porte-étendard de l’intégrité en matière de contrats publics depuis 2012 et son rôle en matière d’autorisation des entreprises a mené à ce que l’obtention de l’autorisation soit communément désignée par l’expression  «?avoir son AMF?». Or, depuis le 25 janvier 2019, ce rôle est assuré par l’AMP conjointement avec le Secrétariat du Conseil du trésor, l’Unité permanente anticorruption (l’«?UPAC?») et le Bureau de l’inspecteur général de la Ville de Montréal («?BIG?») qui représentent les principaux acteurs dans l’encadrement des contrats publics au Québec.

  • AMP

Dotée d’une mission et de larges pouvoirs, l’AMP exerce un rôle de surveillance du processus d’adjudication et d’attribution des contrats publics. La Loi sur l’Autorité des marchés publics RLRQ c A-33.2.1 investit l’AMP du rôle d’application des normes concernant l’admissibilité aux contrats publics et du processus d’autorisation préalable à l’obtention d’un contrat public ou d’un sous-contrat public.[6] Outre le mandat hérité de l’AMF, l’AMP s’est vu attribuer de nouveaux pouvoirs qui entreront en vigueur de manière progressive au cours de 2019, notamment la capacité d’examiner la gestion contractuelle d’un organisme public et d’effectuer des vérifications aux termes desquelles l’AMP peut émettre des ordonnances à l’endroit d’un organisme public, ou une recommandation à une municipalité, pour modifier ses processus. L’AMP exercera également à compter du mois de mai 2019 une fonction juridictionnelle de traitement de plaintes reliées à l’adjudication et l’attribution des contrats publics.

  • BIG

Pour plusieurs organismes de la Ville de Montréal, c’est le BIG qui se substitue à l’AMP. Cependant, celle-ci conserve le pouvoir de formuler au BIG des recommandations pour s’assurer de la cohérence de ses décisions.

  • Secrétariat du Conseil du trésor

Dans certains cas, l’AMP est appelée à transmettre des renseignements au Secrétariat du Conseil du trésor. Ce dernier joue un rôle d’encadrement des activités contractuelles de l’État, notamment au niveau législatif et réglementaire, et de publication des politiques et directives pour les organismes publics, dont certains projets pilotes comme celui destiné à faciliter le paiement aux entreprises parties aux contrats publics. La Loi sur les contrats des organismes publics RLRQ c C-65.1 («?LCOP?») prévoit notamment des pouvoirs spécifiques à être exercés par le Conseil du trésor, dont le pouvoir de permettre à une entreprise inadmissible aux contrats publics de poursuivre l’exécution d’un contrat public ou, dans des circonstances exceptionnelles, de conclure un nouveau contrat avec un organisme public.[7]

  • UPAC

Le rôle de l’UPAC est de renforcer les actions de prévention et de lutte contre la corruption dans le secteur public, notamment en matière contractuelle, et de contribuer à favoriser la confiance du public dans les marchés publics et les institutions publiques.[8] À ce titre, l’UPAC est amenée à effectuer des vérifications sur les entreprises demanderesses dans le cadre du processus d’autorisation en vertu de la LCOP. Aux termes de ces vérifications, l’UPAC émet un avis à l’attention de l’AMP, justifiant, le cas échéant, les motifs de la recommandation de refus d’autorisation. Dans le cadre des vérifications de l’UPAC, certains commissaires communiquent directement avec le répondant de l’entreprise demanderesse pour obtenir des renseignements supplémentaires et peuvent même convoquer le répondant en entrevue.

Le processus d’autorisation

L’adoption de la Loi sur l’Autorité des marchés publics n’a pas amené de modifications fondamentales aux exigences de la LCOP en matière d’autorisation préalable. Une entreprise qui désire conclure un contrat avec un organisme public, ou un sous-contrat qui en découle directement ou indirectement, doit encore préalablement obtenir une autorisation délivrée par l’AMP. Cette autorisation fait l’objet d’un processus de demande qui implique des divulgations de renseignements sur les dirigeants, administrateurs et actionnaires de la société demanderesse. Or, une entreprise demanderesse qui ne satisfait pas aux exigences élevées d’intégrité auxquelles le public est en droit de s’attendre d’une partie à un contrat public ou à un sous-contrat public peut se voir refuser l’autorisation. De plus, une entreprise qui retire une demande d’autorisation en cours ne peut en présenter une autre dans les 12 mois suivants sans une permission expresse de l’AMP.[9]

À ses débuts, l’autorisation n’était applicable qu’à des entreprises désirant conclure des partenariats public-privé. Au fil des ans, et des décrets, l’étendue de l’autorisation s’est élargie et celle-ci est dorénavant requise pour tout contrat de construction dont la valeur, incluant toutes les options, est égale ou supérieure à 5 millions de dollars, et tout contrat de service, tel un contrat de transport ou d’assurance de dommages, dont la valeur est égale ou supérieure à 1 million de dollars. Il est à noter que les contrats d’approvisionnement ne sont pas présentement visés par l’obligation d’autorisation. Quant aux seuils, ils sont établis par décret du gouvernement du Québec et il est prévu que ces seuils diminuent progressivement pour éventuellement s’appliquer à l’ensemble des contrats publics.

Certains contrats de la Ville de Montréal sont par contre assujettis aux seuils pour les procédures d’appel d’offres prévus à la Loi sur les cités et villes. Ainsi, les contrats d’une valeur égale ou supérieure à 100 000 $ pour des travaux de construction, de reconstruction, de démolition, de réparation ou de rénovation en matière de voirie, d’aqueduc ou d’égout, ou les services qui y sont reliés, de même que l’approvisionnement en enrobés bitumineux sont assujettis à l’obligation d’autorisation. Ces mêmes travaux et services sont assujettis à un seuil de 25 000 $ lorsqu’il s’agit d’un sous-contrat rattaché directement ou indirectement à un contrat assujetti.

Dans certains cas, le gouvernement peut exiger qu’une autorisation soit requise même lorsque le contrat en question est d’une valeur inférieure au seuil applicable. De plus, certains organismes publics exigent dans leurs documents d’appel d’offres que les soumissionnaires soient autorisés, même lorsque les seuils ne sont pas atteints.

Les contrats de gré à gré

Avec l’adoption de la Loi sur l’Autorité des marchés publics, lorsqu’un organisme public veut se prévaloir de l’option de conclure un contrat de gré à gré, en estimant qu’il sera possible de démontrer qu’un appel d’offres public ne sert pas l’intérêt public, cet organisme public devra dorénavant publier un avis d’intention permettant à toute entreprise de manifester son intérêt à réaliser le contrat, incluant le nom de l’entreprise avec laquelle l’organisme public compte conclure le contrat. La décision de l’organisme public devra référer le concurrent potentiel au mécanisme de plainte de l’AMP selon lequel il est maintenant possible de contester d’avance l’attribution d’un contrat de gré à gré.

Le traitement des différends

De façon parallèle aux démarches judiciaires traditionnelles, la Loi sur l’Autorité des marchés publics élargit également les pouvoirs de l’AMP relativement au traitement des différends en instaurant un processus administratif de traitement relatif à l’adjudication et l’attribution des contrats publics, répondant ainsi aux exigences de l’ALEC.

Le recours à l’injonction et le recours en dommages-intérêts constituent les voies procédurales habituelles pour le soumissionnaire ou le concurrent lésé dans le cadre d’un appel d’offres, afin d’empêcher l’octroi d’un contrat à la suite d’une soumission ou d’un processus non conforme, ou bien pour compenser la perte de profits dont il aurait été privé sans justification. Toutefois, ces procédures ne répondent pas toujours aux besoins de célérité du marché et le processus de plainte électronique de l’AMP est censé accélérer le traitement des différends en instaurant des procédures avec des échéances serrées.

Le processus de plainte s’opère en deux temps. D’abord le soumissionnaire lésé doit formuler une plainte auprès de l’organisme public. Cette plainte doit préciser que les documents d’appel d’offres public prévoient des conditions qui n’assurent pas un traitement intègre et équitable des concurrents, ne permettent pas à des concurrents d’y participer bien qu’ils soient qualifiés pour répondre aux besoins exprimés ou ne sont pas autrement conformes.[10] Une fois que  l’organisme public a reçu une plainte suite à sa décision, le soumissionnaire lésé dispose de trois jours pour soumettre sa plainte à l’AMP. Si le plaignant n’a toujours pas reçu une réponse de l’organisme public trois jours avant la date limite de réception des soumissions, le soumissionnaire lésé peut formuler sa plainte directement à l’AMP à cette même date.

De plus, si une modification est apportée aux documents d’appels d’offres deux jours avant la date limite de réception des plaintes et qu’un soumissionnaire est d’avis que cette modification n’est pas conforme, il peut s’en plaindre à l’AMP à la même date.

Finalement, suivant une manifestation d’intérêt ou une plainte à l’organisme public, un soumissionnaire peut porter plainte à l’AMP relativement à l’attribution du contrat public lorsqu’il n’a pas reçu la réponse de l’organisme public à sa plainte dans les trois jours avant la date de conclusion du contrat. Cette plainte doit être reçue par l’AMP au plus tard un jour avant la date de conclusion du contrat. L’AMP détermine en premier lieu si la plainte est recevable, notamment qu’elle n’est pas tardive, abusive, frivole ou manifestement, que le plaignant a l’intérêt requis, ou que la plainte n’est pas fondée sur des modifications effectuées à la suite d’une ordonnance ou d’une recommandation de l’AMP. Une fois cette analyse complétée, l’AMP informe l’organisme public en question qui doit transmettre sans délai des observations sur la plainte.

À la réception des observations de l’organisme public, l’AMP dispose de 10 jours pour rendre sa décision. Dans des circonstances justifiées par la complexité des éléments soulevés par la plainte, l’AMP peut s’autoriser un délai supplémentaire. Si l’AMP ne rend pas sa décision à l’intérieur de ce délai, sa décision est réputée être rendue en faveur de l’organisme public, à savoir que le processus d’adjudication ou d’attribution est conforme au cadre normatif.[11]

La décision de l’AMP peut entrainer la modification des documents d’appel d’offres, ou même l’annulation de l’appel d’offres public, et tout contrat attribué contrairement à une ordonnance de l’AMP ou avant sa décision sera résilié de plein droit.

Il importe de noter que ce processus de plainte administratif n’est pas exclusif, c’est-à-dire que les soumissionnaires disposeront encore des recours auprès des tribunaux de droit commun. De plus, ces dispositions ne sont pas assorties d’une clause privative, et les décisions de l’AMP sont ainsi pleinement révisables par la Cour supérieure.

Conclusion

De pair avec le projet pilote destiné à faciliter le paiement aux entreprises parties aux contrats publics, la création de l’AMP répond au courant dans le secteur de la passation des marchés d’accroitre l’encadrement visant à minimiser les risques de pratiques de corruption et à accélérer l’efficacité de l’adjudication et l’attribution des contrats publics. Le mécanisme de traitement des différends constitue la principale nouveauté introduite par la Loi sur l’Autorité des marchés publics et présente une occasion intéressante pour les soumissionnaires avertis de s’assurer de la conformité des pratiques des organismes publics.

[1] Direction de la reddition de comptes et du soutien à l’encadrement des contrats publics, Secrétariat du Conseil du trésor, Statistiques sur les contrats des organismes publics 2016-2017, février 2018.

[2] Organisation de coopération et de développement économiques, Prévention de la corruption dans les marchés publics, 2016.

[3] Secrétariat du Conseil du trésor, Rapport concernant l’application de la Loi sur les contrats des organismes publics, septembre 2014.

[4] Organisation de coopération et de développement économiques, Recommandation du conseil de l’OCDE sur les marchés publics, 2015.

[5] L’ALEC est un traité signé par les provinces et le gouvernement fédéral qui aborde de manière générale le commerce interprovincial et les pratiques des provinces en matière de passation de marchés.

[6] LAMP, art. 19.

[7] LCOP, art. 25.0.2 et 25.0.3.

[8] Loi concernant la lutte contre la corruption, RLRQ c L-6.1 art. 1.

[9] LCOP art. 21.30.

[10] LAMP, art. 37.

[11] LAMP, art. 49.