Les concepteurs tels les ingénieurs professionnels et les architectes qui participent à la conception d’un ouvrage et à la surveillance de la construction qui s’en suit, se trouvent assujettis à un régime de responsabilité légale pour les défauts majeurs.
La garantie pour défauts majeurs se trouve énoncée par l’article 2118 du Code civil du Québec, lequel se lit comme suit : « À moins qu’ils ne puissent se dégager de leur responsabilité, l’entrepreneur, l’architecte et l’ingénieur qui ont, selon le cas, dirigé ou surveillé les travaux, et le sous-entrepreneur pour les travaux qu’il a exécutés, sont solidairement tenus de la perte de l’ouvrage qui survient dans les cinq années qui suivent la fin des travaux, que la perte résulte d’un vice de conception, de construction ou de réalisation d’ouvrage, ou encore d’un vice de sol. »
Le concepteur qui a surveillé les travaux, dispose par ailleurs de moyens de défense limités pour échapper au régime de responsabilité qui pèse sur lui.
En effet, suivant l’article 2119 C.c.Q., l’architecte ou l’ingénieur ne peut se dégager de sa responsabilité qu’en prouvant que les vices de l’ouvrage ou de la partie qu’il a réalisée ne résultent ni d’une erreur ou d’un défaut dans les expertises ou les plans qu’il a pu fournir, ni dans un manquement dans la direction ou dans la surveillance des travaux. Le concepteur qui a surveillé pourra également se dégager de sa responsabilité en prouvant que ces vices résultent de décisions imposées par le client dans le choix du sol ou des matériaux, ou dans le choix des sous-entrepreneurs, des experts ou méthodes de construction.
Ainsi, dans la mesure où la perte d’un ouvrage survient durant la période de garantie, il sera généralement difficile pour un concepteur ayant surveillé les travaux d’échapper aux présomptions de responsabilité qui pèsent sur lui, à moins que ses moyens de défense ne cadrent parmi ceux nommément énoncés à l’article 2119 C.c.Q.
Cette difficulté est en outre illustrée dans un jugement rendu récemment par la Cour d’appel dans l’affaire Factory Mutual Insurance Company et al.
Les faits
En 1999, IKEA entreprend d’agrandir un immeuble situé dans la ville de Brossard qui lui sert d’entrepôt de distribution pour ses divers magasins de vente aux détails situés au Canada et aux États-Unis.
Elle confie la gestion de son projet à Tridôme Construction corporation (« Tridôme »), qui agira à titre d’entrepreneur général.
Bernard Gérin-Lajoie et son entreprise (« Gérin-Lajoie ») offriront leurs services le 13 juillet 1999 pour procéder à la conception de la structure et de ses fondations, à la revue des dessins d’atelier et à la surveillance partielle des travaux.
En parallèle, un contrat sera confié par IKEA à Richelieu Métal Québec inc. (« Richelieu »), pour fabriquer l’acier structural. Celle-ci confiera à son tour la réalisation des détails de connexion pour les poutres, poutrelles et colonnes à l’ingénieur Pierre Clouâtre (« Clouâtre »). Celui procédera donc à la réalisation et approbation des dessins d’atelier nécessaires à la fabrication des diverses composantes structurales.
Le 13 juin 2000, Gérin-Lajoie confirme à IKEA qu’il a inspecté les travaux de structure réalisés sur l’immeuble et que les travaux ont été effectués en conformité avec ses spécifications et les codes et normes de construction en vigueur.
Malgré tout, une partie de la toiture de l’édifice s’effondrera sous le poids de la neige, soit au cours de l’hiver 2000-2001.
Des poursuites visant à recouvrer le coût de reconstruction et dommages seront entreprises par IKEA et son assureur, Factory Mutual Insurance Company (« Factory ») contre l’ingénieur Gérin-Lajoie, Richelieu ainsi que Clouâtre.
Jugements de première instance et d’appel
En premier instance, au terme d’un jugement rendu par l’Honorable Juge Jasmin, Gérin-Lajoie, Richelieu et Clouâtre sont condamnés à payer 4 297 000 $ à Factory. Les deux premiers défendeurs seront de plus condamnés à verser à IKEA la somme de 679 000 $.
Le jugement est toutefois porté en appel par tous les défendeurs.
Parmi les moyens d’appel qu’ils soulèvent, les défendeurs tenteront tour à tour de faire valoir qu’ils n’ont commis aucune faute. Ils ajouteront qu’IKEA aurait commis une faute ayant contribué à l’effondrement en omettant de déneiger convenablement la toiture.
Ce dernier argument sera vite rejeté par la Cour d’appel, étant donné que le responsable de l’entretien de l’immeuble ainsi que la direction d’IKEA prirent la peine en janvier 2001 de s’enquérir auprès de l’ingénieur Gérin-Lajoie à savoir si la structure était en mesure de soutenir les charges de neige auxquelles elle était alors soumise. En réponse à cette question, l’ingénieur Gérin-Lajoie se fit rassurant. La Cour juge donc qu’IKEA n’a commis aucune faute.
La Cour d’appel se penchera ensuite sur le comportement de chacun des professionnels poursuivis pour écarter tour à tour leurs prétentions à l’effet qu’ils n’ont pas commis de faute.
La responsabilité de Gérin-Lajoie est mise en cause par le biais de la présomption de responsabilité légale prévue à l’article 2118 C.c.Q. En effet, non seulement l’ingénieur avait-il procédé à la conception de l’ouvrage, mais il avait le mandat de surveiller les travaux, s’étant d’ailleurs présenté à plusieurs reprises sur les lieux et ayant participé à plusieurs réunions de chantier, pour enfin recommander l’acceptation de l’ouvrage. La Cour d’appel en vient aussi à la conclusion que ce dernier n’a pas respecté les règles de l’art en se limitant aux normes prévues au CNB-90 pour les calculs de charge de neige. Cette conclusion s’appuie en outre sur le contenu du supplément du CNB-90, mettant en garde les concepteurs quant aux accumulations potentielles de neige sur les toitures de grande superficie et le fait que bien que non encore officiellement en vigueur, le CNB-95 disponible au moment de la conception, prévoyait des calculs réalisés avec des charges plus importantes pour les toitures de grande envergure.
Enfin, les deux instances judiciaires en viennent à la conclusion que ce même ingénieur a commis des erreurs dans ses plans de conception, notamment au niveau de la conception de la connexion entre une des poutres et une colonne qui s’est effondrée.
Du côté de Richelieu, tant le juge de première instance que la Cour d’appel retiendront que celle-ci avait omis d’utiliser l’acier spécifié aux devis, soit le standard canadien G40-21. L’acier utilisé correspondait en effet au standard américain STM-A-500. L’usage de cet acier, à l’insu du concepteur et du client, a entraîné une perte de résistance des colonnes d’environ 10 %, ce qui équivaut à une diminution de résistance de plus ou moins 25,000 lb.
On reprochera également à Richelieu d’avoir été mal avisée d’opter pour un choix de soudure inadéquat au niveau de certaines connexions.
La responsabilité de Clouâtre est aussi reconnue, puisqu’il avait procédé à l’approbation des dessins d’atelier réalisés par le personnel de Richelieu qu’il en avait en outre réalisé une partie lui-même. Il devait donc s’assurer que le choix des soudures était adéquat.
Eu égard à la nature des erreurs de conception commises par Gérin-Lajoie sur le plan de la connexion poutre-colonne, la Cour en vient à la conclusion que Clouâtre aurait aussi dû déceler cette erreur, puisque cette erreur, suivant la preuve retenue par la Cour, était décelable pour un ingénieur avisé.
Les condamnations seront donc maintenues par la Cour d’appel. Celle-ci signalera que la responsabilité des défendeurs impliqués en est une in solidum, puisque chacune de leur faute aura permis de contribuer à l’effondrement et aux dommages subis par IKEA et par l’assureur l’ayant indemnisée.