Recueil de textes de la conférence Miller Thomson 2018 en droit de la construction
1. Introduction
Le fondement du recours en dommages-intérêts est la responsabilité civile qui peut être « contractuelle », en cas de manquement à une obligation contenue dans un contrat, ou « extracontractuelle » si la faute reprochée est le manquement à une obligation prévue par la loi de façon générale régissant les rapports entre les personnes[1].
Dans le cadre de notre étude, nous procéderons à un survol des enjeux liés à l’attribution des dommages dans le domaine commercial en général en nous concentrant sur ceux issus de la responsabilité civile contractuelle.
Notons que les termes dommages et préjudice seront utilisés de manière interchangeable afin de faire référence à la perte subie par la victime en raison de la faute de son cocontractant.
2. La notion de faute contractuelle
Pour qu’une partie puisse intenter un recours en dommages pour faute contractuelle de son cocontractant, il faut premièrement qu’un contrat les lie. Ensuite, il doit y avoir eu inexécution du contrat, c’est-à-dire une « faute contractuelle ». Il faut enfin que le créancier de l’obligation ait subi un dommage. Cette inexécution contractuelle doit être la cause directe du dommage ou « préjudice ». Il doit donc exister ce que l’on nomme un « lien de causalité » entre la faute (l’inexécution) et le dommage pour que le tribunal puisse en ordonner la réparation. Ces trois éléments doivent impérativement être prouvés par la victime pour qu’elle puisse être indemnisée.
La loi prévoit que les parties à un contrat doivent respecter les engagements qu’elles ont contractés[2]. En conséquence, une partie est responsable d’indemniser son cocontractant s’il subit un préjudice, soit en raison d’un défaut total ou partiel d’exécution ou encore d’un retard d’exécution de l’obligation. La victime doit prouver que le débiteur ne s’est pas conformé aux obligations qu’il devait assumer.
L’inexécution du contrat peut prendre les formes suivantes :
- Le refus complet d’exécution de la part du débiteur (p. ex. le refus d’un donneur d’ouvrage d’accorder un contrat à un entrepreneur qui y a droit);
- L’exécution tardive de l’obligation, c’est-à-dire le retard à fournir la prestation promise (p. ex. le non-respect de l’échéancier par l’entrepreneur qui constitue un inconvénient pour le donneur d’ouvrage, ou le retard du donneur d’ouvrage à donner accès au site des travaux);
- L’exécution partielle de l’obligation (p. ex. un entrepreneur qui n’exécute qu’une partie des travaux qu’il s’était engagé à réaliser.);
- L’exécution défectueuse (p. ex. un entrepreneur qui livre l’ouvrage promis sans que celui-ci soit conforme aux standards prévus au contrat ou dans la loi (règles de l’art, standards de la profession).
3. Qu’est-ce qu’un dommage ?
L’article qui prévoit la possibilité de réclamer des dommages-intérêts à son cocontractant en cas d’inexécution contractuelle est l’article 1607 C.c.Q. qui énonce ce qui suit :
1607. Le créancier a droit à des dommages-intérêts en réparation du préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel, que lui cause le défaut du débiteur et qui en est une suite immédiate et directe.
Trois principes se dégagent de cet article :
- Les dommages visent la réparation intégrale du préjudice;
- Trois types de préjudices peuvent faire l’objet d’une réclamation en dommages : corporels, moraux et matériels;
- Seuls les dommages qui sont la suite immédiate et directe de la faute du cocontractant peuvent donner lieu à des dommages-intérêts.
1. La réparation intégrale du préjudice
L’objectif de l’indemnisation est de replacer le plus exactement possible la victime dans la situation qui aurait été la sienne, n’eût été la faute commise, c’est-à-dire la situation dans laquelle elle aurait été si le contrat avait bien été exécuté.
L’indemnisation à établir doit être telle que la demanderesse ne devrait être ni appauvrie ni enrichie suite au règlement. La règle de la réparation intégrale du préjudice se veut d’application universelle, quel que soit le type de situation préjudiciable et de préjudice subi.
La compensation inclut la perte subie par le créancier et/ou le gain dont il a été privé. C’est la personne qui réclame des dommages qui doit établir l’existence de son préjudice et le montant qu’il représente. Le réclamant supporte le fardeau de prouver sa réclamation.
Le principe de réparation intégrale du préjudice est un principe central de l’octroi des dommages qui guidera le tribunal à tous les niveaux de son analyse du quantum de la réclamation.
2. Trois grands types de préjudices
Trois types de préjudices peuvent donner lieu à une indemnisation : le préjudice corporel, moral et matériel. Chacune de ces trois catégories de préjudice peut engendrer des pertes pécuniaires, c’est-à-dire économiques, et des pertes non pécuniaires, soit l’ensemble des inconvénients découlant de la faute qui ne se traduisent pas directement par des pertes économiques, mais qui peuvent néanmoins être indemnisés par le versement d’un montant d’argent.
La notion de préjudice doit être envisagée en fonction de la provenance de l’atteinte plutôt que par rapport aux effets de celle-ci. C’est ce que la Cour suprême a retenu dans l’affaire Cinar Corporation c. Robinson (ci-après « Robinson ») [3].
Selon cette interprétation, le préjudice corporel réfère à l’ensemble des pertes morales et matérielles qui sont la conséquence directe, immédiate ou distante, d’une atteinte à l’intégrité physique. La perte salariale, le coût des soins et des médicaments sont des exemples de dommages corporels pécuniaires, alors qu’une indemnité pour les souffrances constitue un dommage corporel non pécuniaire.
Pour qu’un préjudice soit qualifié de « corporel », il faut que l’acte ayant causé le préjudice ait porté directement atteinte à l’intégrité physique de la victime. Une simple incidence sur la santé de la victime n’est pas suffisante. Ainsi, la violation d’un droit de propriété intellectuelle, comme dans l’affaire Robinson, ou l’humiliation causée par une atteinte à la réputation, ne seront pas qualifiées de préjudices corporels malgré les conséquences importantes qu’elles peuvent avoir sur la santé de leurs victimes.
Le préjudice moral s’entend d’une atteinte aux droits de la personnalité, comme une atteinte à la réputation causée par des propos diffamatoires. Dans cette optique, constituent des dommages moraux pécuniaires la perte de salaire et de clientèle causés par la diffamation, alors que le stress et l’anxiété entraînés par celle-ci constituent des dommages non pécuniaires.
Finalement, le préjudice matériel désigne une atteinte au patrimoine de la victime. Le coût de remplacement d’un bien endommagé ou le gain manqué sont des exemples de dommages matériels pécuniaires, alors que le stress et les souffrances psychologiques découlant de la violation d’un droit de propriété comme un droit d’auteur constituent un dommage matériel non pécuniaire[4]. Répétons que c’est la violation initiale plutôt que ses effets qui sert de fondement pour déterminer le type de préjudice subi[5].
3. Préjudice qui est la suite immédiate et directe de l’inexécution
Les dommages accordés pour la violation du contrat ne peuvent que compenser le préjudice réellement subi par la victime. Ils n’ont pas pour but de punir l’acte fautif commis.
- Dommage direct
Est direct le dommage qui est causé par la faute commise par le défendeur. Il ne doit pas provenir d’événements qui sont extérieurs ou postérieurs à la faute et qui rendent improbable la connexité entre la faute et le préjudice subi. Le comportement imprudent de la victime, un événement non attribuable à celle-ci ou la faute d’un tiers, peut venir briser le lien de causalité entre la faute initiale et le préjudice subi.
Encore une fois, l’indemnité versée ne doit pas enrichir la victime. À titre d’exemple, lorsqu’un entrepreneur cause des dommages à un immeuble, le tribunal, dans son évaluation des dommages, devra tenir compte de l’état initial du bâtiment aux fins d’établir l’indemnité.
Si un immeuble est endommagé en raison d’un fait fautif, seuls les travaux correctifs pourront être indemnisés – on ne pourra réclamer le coût de travaux de rénovation ou ceux qui sont faits dans le but d’apporter une plus-value à l’immeuble.
Soulignons que le préjudice découlant de la faute commise n’est pas limité à la victime immédiate. Toute personne qui en subit un préjudice par ricochet pourra réclamer des dommages, à condition qu’elle puisse démontrer que le préjudice subi est une suite directe et immédiate du premier préjudice causé.
- Dommage prévisible
Dans le cas d’un manquement à une obligation contractuelle, contrairement à ce qui prévaut en matière de responsabilité extracontractuelle, le préjudice ne doit pas uniquement être la suite directe et immédiate de l’inexécution de l’obligation, il doit également être prévisible (sauf dans les cas de faute lourde ou intentionnelle). En effet, le débiteur ne peut être tenu que pour les dommages qui ont été prévus ou qu’on aurait pu prévoir au moment où le contrat a été conclu[6].
Le demandeur doit donc prouver non seulement que le dommage est le résultat direct et immédiat de la faute contractuelle de son cocontractant, mais aussi que ce dommage était prévisible lors de la conclusion du contrat.
Le dommage est prévisible « lorsqu’il résulte normalement de toute relation contractuelle de la même nature et dans les mêmes circonstances, indépendamment de la situation du créancier »[7]. La prévisibilité est appréciée au jour où le contrat a été conclu par les parties, et selon le critère de la personne raisonnable et prudente. C’est un critère objectif.
Exemples de dommages prévisibles :
- Un spécialiste dans l’application de produits inflammables peut prévoir qu’un manque de prudence lors de l’application du produit est à même de causer un feu pouvant engendrer des dommages à l’immeuble et forcer les propriétaires à se loger ailleurs, engageant ainsi des frais d’hébergement[8];
- Un fournisseur de matériaux de construction devrait savoir que l’utilisation de matériaux inadéquats est de nature à causer des dommages aux travaux réalisés;
Exemples de dommages non prévisibles :
- Les difficultés financières de l’entrepreneur en construction apparues à la suite de dommages causés aux travaux en raison de l’utilisation de matériel inadéquat livré par un fournisseur[9].
Notons toutefois que si le dommage découle de la faute intentionnelle ou de la faute lourde du débiteur, il pourra également être tenu aux dommages qui n’étaient pas prévisibles au moment de la conclusion du contrat, mais qui sont tout de même la suite immédiate et directe de sa faute[10].
4. Quantification des dommages
C’est l’article 1611 du Code civil du Québec qui définit quel type de dommage la victime d’une faute peut réclamer de son auteur.
1611. Les dommages-intérêts dus au créancier compensent la perte qu’il subit et le gain dont il est privé.
On tient compte, pour les déterminer, du préjudice futur lorsqu’il est certain et qu’il est susceptible d’être évalué.
L’article 1611 C.c.Q. est un article à deux volets dans lequel le législateur vise toutes les conséquences financières d’une faute affectant le patrimoine du demandeur. Le premier volet est la perte subie et le second volet est le gain manqué.
Lorsqu’une partie à un contrat n’exécute pas une des obligations à laquelle elle est tenue, cela peut avoir pour effet de causer une perte à son cocontractant ou de le priver d’un bénéfice qu’il prévoyait normalement tirer du contrat. La compensation adéquate doit donc couvrir ou indemniser la perte subie et le gain manqué.
1. Dommage pour perte subie
La « perte subie » est la compensation de la somme réelle dépensée par le créancier et devenue inutile. Elle correspond à un appauvrissement réel du créancier découlant de la faute de son cocontractant.
Le calcul de la perte subie et de la dépréciation est relativement facile à faire et comprend toutes les dépenses devenues inutiles et toute dépense entraînée par la faute[11]. Par contre, le profit ou le gain manqué est plus complexe et il en sera question dans la section suivante.
2. Dommage pour gain manqué[12]
Le « gain manqué » représente le profit direct et prévisible que la victime aurait normalement réalisé si le débiteur avait exécuté son obligation. Il vise toute conséquence d’une faute qui empêche le patrimoine de la victime d’être accru.
Par ailleurs, il faut toujours garder à l’esprit le principe favoriser la poursuite de la réparation intégrale du préjudice puisqu’encore une fois, la victime ne devrait pas se retrouver enrichie par l’indemnisation de son gain manqué.
- Quantification de la perte de profit
Lorsque, par la faute d’un tiers, une entreprise est privée d’un revenu, la première étape consiste à déterminer le montant du revenu dont elle est privée. Cette étape est facilitée lorsque le montant est prévu par contrat.
L’étape suivante consiste à identifier et à quantifier les coûts que l’entreprise aurait eu à supporter afin de générer ce revenu dont elle est privée.
Les coûts à considérer dans le calcul de la perte de profit sont les coûts supplémentaires que l’entreprise aurait spécifiquement eu à supporter afin de générer le revenu perdu. En principe, la victime de la faute pourra éviter de faire ces dépenses directement liées à l’activité génératrice de revenus affectée par la faute. De là l’importance de les déduire du revenu perdu pour dégager le « gain manqué » et éviter une surindemnisation.
Les frais d’exploitation devront donc être analysés de manière détaillée afin d’identifier tous les coûts spécifiquement liés au revenu perdu. Dans la plupart des cas, l’analyse sera effectuée par le personnel comptable de l’entreprise ou un juricomptable.
Les frais fixes de l’entreprise, à savoir les coûts dont le montant, pour une période et une capacité données, est indépendant du niveau d’activité prévu ou réel ne devraient pas être déduits dans le calcul de la perte de profit puisqu’ils auraient été encourus sans égard au contrat faisant l’objet du litige. La déduction de ces frais dans le calcul de la perte de profit aurait pour effet de sous-évaluer le montant réel de la perte subie, allant en l’encontre du principe de la réparation intégrale. Toutefois, notons que plus le revenu perdu est significatif par rapport au niveau d’activité d’une entreprise, plus les dépenses par ailleurs considérées comme fixes seront susceptibles de varier.
Selon nous, de manière générale, le pourcentage de profit à appliquer au montant de revenu perdu doit refléter tous les frais spécifiques liés au revenu perdu et ainsi dégager l’effet marginal de ladite perte de revenu sur les résultats financiers de l’entreprise. L’exercice consiste à déterminer quel apport monétaire la réalisation du contrat aurait procuré à la victime de la faute. Avec l’apport monétaire tiré de ses divers contrats, une entreprise peut acquitter ses frais fixes et, potentiellement, dégager un profit net pour l’ensemble de ses activités.
Le pourcentage de profit brut pourra donc être appliqué au revenu perdu dans les cas où ce dernier représente une fraction marginale des revenus totaux de l’entreprise. Celui-ci tiendra alors compte de tous les frais liés spécifiquement au revenu perdu afin de dégager l’effet marginal de ladite perte de revenus, sous réserve de certains autres coûts variables parfois inclus dans les frais d’exploitation et dont on devrait aussi tenir compte, le cas échéant.
On entend par profit brut (ou bénéfice brut ou marge bénéficiaire brute) l’excédent du chiffre d’affaires net sur le coût des marchandises ou des produits vendus.
Par exemple, un entrepreneur qui se voit privé d’un contrat par la faute du donneur d’ouvrage à la suite d’un appel d’offres devrait avoir droit à son profit brut si le contrat dont il a été privé pouvait être réalisé sans que la structure de base de l’entreprise soit changée et donc, sans que des frais fixes supplémentaires s’ajoutent aux frais fixes réguliers de la société. Les seules dépenses que la faute commise permettrait alors d’économiser seraient les dépenses directes qui auraient dû être engagées pour réaliser le contrat.
Dans les cas – relativement rares – où la totalité des revenus d’une entreprise est perdue, par exemple, suite à la perte de son unique contrat ou suite à un sinistre, le point de départ du calcul de la perte de profit devrait plutôt être basé sur le profit net puisque l’entreprise, en cessant ses activités, cessera aussi d’engager ses frais fixes. Dans un tel cas, le dommage pour gain manqué pourra correspondre à la valeur de l’entreprise, laquelle devrait alors être déterminée selon une méthode reconnue en évaluation d’entreprise. Des pertes monétaires diverses peuvent également résulter de la cession des opérations et s’ajouter au préjudice subi.
Le profit net correspond à l’excédent du total des produits et des profits comptabilisés en résultat net de la période, sur le total des charges et des pertes comptabilisées en résultat de la même période[13]. Le « total des charges » comprend le coût des ventes, les frais de vente, les frais d’administration (ou « frais d’exploitation », des frais fixes qui ne varient généralement pas ou peu en fonction du volume des ventes), les charges financières et les impôts sur le revenu.
- L’impôt sur le revenu
Les impôts sur le revenu doivent être exclus de l’équation en matière de quantification de perte de profit puisque le montant du dommage alloué à la demanderesse est assujetti aux mêmes règles fiscales que le revenu gagné par cette dernière dans le cours normal des affaires.
- Jurisprudence québécoise en matière d’indemnisation de la perte de profit
En matière d’indemnisation du gain manqué, la jurisprudence québécoise est très aléatoire et imprévisible. On a du mal à y trouver un fil conducteur. Certains jugements sont clairement contradictoires. Tantôt l’indemnité est établie sur la base du bénéfice brut, tantôt sur la base du bénéfice net.
On observe une tendance des tribunaux à limiter le montant des indemnités ce qui, en matière d’indemnisation pour perte de profit, se traduit par l’existence d’une « quasi-règle juridique » en vertu de laquelle, à défaut que soit offerte une preuve éloquente démontrant qu’ils s’élèvent à un montant plus élevé, les dommages pour profits perdus sont souvent limités au pourcentage de marge bénéficiaire nette appliquée aux revenus perdus à cause de la faute. Cette « quasi-règle » qui est établie sur le postulat que le bénéfice net et le bénéfice brut seraient interchangeables quand il s’agit de quantifier le préjudice illustre une certaine dérive du droit positif par rapport aux principes soutenus par la science comptable et par rapport à la simple logique.
- L’exemple de l’entreprise déficitaire
L’exemple de l’entreprise déficitaire illustre à quel point il peut être inapproprié de procéder à indemniser une perte de profit en appliquant le taux de bénéfice net au revenu perdu qui aurait été généré par l’activité que la faute empêche d’accomplir.
En effet, on ne saurait sérieusement contester qu’une société déficitaire pourrait éventuellement être privée de réaliser un contrat profitable par la faute d’un tiers. Dans un tel contexte, l’entreprise perdrait des revenus qui auraient contribué au paiement de ses frais fixes. Il y a gain manqué même si l’apport monétaire perdu ne suffit pas en soi à faire en sorte qu’une entreprise soit globalement rentable. Une entreprise déficitaire a bien sûr droit de réclamer en justice tout gain qu’elle a perdu et qui l’aurait rendu moins pauvre.
En l’occurrence, quelle que soit la raison du statut déficitaire de la société, le fait de considérer les profits nets – ou, en fait, l’absence de profits nets – aux fins de déterminer l’ampleur de sa perte mènerait invariablement à une sous-indemnisation de la victime et contreviendrait au principe de la réparation intégrale du préjudice.
Un modèle à suivre : l’arrêt Concreters Ready Mix c. St-Lawrence Cement co.[14]
Il y a 40 ans, dans l’affaire Concreters Ready Mix, la Cour d’appel s’est penchée avec attention sur le calcul à réaliser afin de permettre le respect du principe de la réparation intégrale du préjudice à la suite de la rupture d’un contrat générateur de revenus.
Il s’agissait en l’espèce d’un contrat d’une durée de cinq ans pour l’approvisionnement exclusif de l’appelante en ciment chez l’intimée. Ce contrat avait été rompu par l’appelante environ un an après sa conclusion. Le nœud du litige portait sur la quantification des dommages financiers que représentait la perte de la vente de 866 205 barils de ciment.
La thèse de la demanderesse intimée a été retenue par le juge de première instance dont la décision fut confirmée en appel : la base de calcul devait consister en la différence entre le prix reçu et les dépenses spécifiquement engagées pour produire la quantité vendue (dépenses variables), soit les dépenses directement engagées pour la fabrication et la livraison du ciment objet du contrat, de sorte que l’entreprise demanderesse aurait droit à des dommages malgré des exercices financiers déficitaires.
Il est illogique qu’une entreprise, parce que déficitaire, n’ait pas droit à une indemnité représentant les bénéfices qu’elle aurait tirés d’une opération rentable contrecarrée par la faute. Autrement, les dommages ne dépendraient que de la richesse de la victime de la faute et ne pourraient être quantifiés qu’à l’issue de l’année financière, en fonction des résultats financiers de la société. Le fait qu’une entreprise soit déficitaire n’implique pas que toutes ses opérations le sont. Pour les fins de quantification des dommages, il est donc primordial de se concentrer uniquement sur l’opération particulière de l’entreprise qui est affectée par la faute et de faire abstraction des frais fixes.
Plusieurs jugements ont été rendus sur la base de cette logique, dont l’arrêt Métal Laurentides inc. c. Stellaire construction inc.[15] dans lequel la Cour d’appel fixa l’indemnité en fonction de la différence entre le prix du contrat et les coûts que la demanderesse avait estimés devoir encourir pour le réaliser, le tout correspondant au taux de profit brut montré aux états financiers pour les exercices financiers pertinents. La logique derrière cet arrêt est la suivante : pour réaliser un contrat de construction supplémentaire, une entreprise de construction n’a possiblement aucune dépense supplémentaire à encourir au chapitre des frais généraux. Le bénéfice brut tiré d’un tel contrat supplémentaire sert à l’entreprise à couvrir ses frais généraux et à éventuellement accroître son profit. Retrancher les frais généraux du montant des bénéfices bruts perdus mène tout droit à la sous-indemnisation de la victime, puisque cela empêche l’entreprise d’avoir les ressources requises pour acquitter ses frais généraux.
1. Le préjudice futur : un préjudice indemnisable s’il est certain et susceptible d’être évalué
Les tribunaux peuvent accorder à la victime ou au créancier une compensation pour les conséquences matérielles et morales futures découlant de la faute. Toutefois, pour ce faire, le préjudice doit tout de même être certain, légitime et susceptible d’être évalué.
Ce principe, qui cherche à éviter l’enrichissement indu du créancier aux dépens du débiteur[16], élimine donc la possibilité de réclamer des dommages futurs lorsqu’ils sont incertains, non chiffrables, éloignés dans le temps ou trop aléatoires / spéculatifs. Le préjudice ne doit pas simplement être hypothétique ou éventuel.
Un préjudice est certain s’il s’est déjà produit ou s’il est probable qu’il se produise. Les tribunaux n’exigent pas une certitude absolue, mais plutôt une probabilité. Le préjudice est légitime s’il est causé à l’égard d’une activité licite et reconnue par la loi ou les tribunaux. Le préjudice ne peut donc pas viser une activité illégale ou illicite.
Le préjudice susceptible d’être évalué est celui qui peut faire l’objet d’une appréciation exacte au moment où le tribunal doit le liquider. Les tribunaux, dans leur appréciation des dommages futurs, doivent prendre en considération les événements et faits nouveaux survenus entre la date de la faute et celle où le recours a été entrepris.
Lorsque le préjudice futur n’est que la continuation du préjudice déjà subi, ce dernier servira de base permettant cette évaluation. Par calcul actuariel, on projettera dans le temps le chiffre du préjudice déjà réalisé et on établira le montant requis en dollars versés au jour du jugement afin d’indemniser le préjudice futur[17].
- Méthode de calcul des dommages futurs : l’actualisation des flux monétaires
La méthode d’actualisation des flux monétaires a été reconnue par la Cour d’appel comme une méthode appropriée pour estimer les dommages futurs. En termes simples, celle-ci consiste à quantifier les pertes futures en dollars d’aujourd’hui. Il s’agit de tenir compte du fait que, malgré leur nature prospective, en raison des règles du droit judiciaire, ces dommages sont payables maintenant[18].
L’actualisation des dommages futurs se fait en multipliant le montant des pertes futures par le taux d’actualisation retenu. Ce taux tient compte, entre autres, du facteur de risque applicable à l’industrie dans laquelle la victime exploite son entreprise[19], des projections du marché et de l’économie, ainsi que des scénarios futurs les plus susceptibles de se réaliser. C’est en se basant sur les expertises actuarielles déposées par les parties que le tribunal retiendra le taux qu’il juge le plus juste.
Le tribunal doit également déterminer la date d’actualisation, c’est-à-dire la date à partir de laquelle l’actualisation des dommages futurs est calculée. De manière générale, celle-ci correspondra à la date où le jugement deviendra exécutoire, puisque les dommages subis avant cette date seront inclus dans les dommages passés[20].
- Indemnisation pour la perte de chance
La perte de chance est un type de dommage difficile à évaluer. Bien qu’il s’agit d’un poste de réclamation reconnu par les tribunaux, la compensation pour perte de chance, qui vise la disparition, en raison de l’acte fautif, de la possibilité d’éviter une perte ou de réaliser un profit[21], est difficile à prouver en raison de son caractère aléatoire. Elle n’est admissible comme dommage indemnisable que dans des cas exceptionnels où le lien de causalité est évident. Elle ne sera compensée que si cette chance était supérieure à 50%[22].
5. Les taxes
Lorsque la réclamation vise des montants impayés qui auraient normalement été sujets à des taxes de vente (TPS/TVQ), ces taxes ne doivent pas être ajoutées au montant de la condamnation lorsque l’entreprise demanderesse a le droit de récupérer ces taxes sur les biens entrant dans le processus de production (intrants) en vertu de la loi[23]. En effet, le tribunal n’a pas à ajouter le montant des taxes à celui de la condamnation puisque celui-ci sera par la suite remboursé à la partie demanderesse. Dans ce contexte, procéder autrement aurait pour conséquence d’enrichir la compagnie demanderesse plutôt que de l’indemniser[24].
Toutefois, lorsque les demandeurs ne peuvent pas profiter de tels crédits, le montant des taxes devra être ajouté au capital payable.
6. L’obligation de minimiser ses dommages
Comme nous l’avons vu précédemment, le montant accordé par le tribunal doit permettre de replacer la victime du dommage dans la situation où elle se serait trouvée si le débiteur avait fidèlement exécuté son obligation[25]. Toutefois, le créancier (la victime) a l’obligation de minimiser ses dommages[26].
La minimisation des dommages consiste à pallier l’aggravation du préjudice en prenant les mesures qu’aurait prises, dans les mêmes circonstances, une personne raisonnablement prudente et diligente pour limiter les dommages subis[27]. Il s’agit d’une obligation de moyens qui permet d’éviter que la victime de la faute, de mauvaise foi ou par négligence, abuse de la situation dans laquelle elle se trouve au détriment de l’auteur de l’acte fautif. Celui-ci n’est pas tenu de réparer l’aggravation du dommage causé par la victime ou qu’elle aurait pu éviter.
Il appartient au défendeur de faire la preuve que la victime aurait pu raisonnablement minimiser ses dommages en ayant agi autrement. En effet, la victime ne sera pas admise à réclamer au défendeur la partie des dommages qu’il aurait raisonnablement pu éviter en se comportant avec diligence et bonne foi. Le défendeur doit prouver que la victime a commis une faute en n’intervenant pas plus tôt afin de minimiser les pertes et qu’il n’a pas rempli son obligation de minimiser ses dommages en prenant toutes les mesures et les précautions nécessaires qu’une personne raisonnable aurait prises dans de semblables situations[28].
Le créancier ne doit que « tenter » de minimiser le préjudice. Les efforts déployés ne peuvent être que raisonnables. Il y a lieu de tenir compte des circonstances propres à chaque situation dans l’évaluation de ce qui constitue le comportement attendu du créancier. Pour avoir gain de cause, le défendeur doit démontrer que le demandeur a commis une faute en n’intervenant pas, ou en n’intervenant pas de manière adéquate, dans l’espoir de minimiser les pertes[29].
La victime doit s’acquitter de son obligation de minimiser ses dommages sous peine de voir sa réclamation en dommages-intérêts réduite au montant des dommages qu’elle aurait évités si elle avait pris les mesures appropriées pour limiter ou minimiser ses dommages[30]. Les dépenses engagées à cette fin sont, au même titre que le dommage subi, elles aussi sujettes à indemnisation.
Dans le cadre de contrats d’entreprise, en cas de manquement de la part de l’entrepreneur, le propriétaire de l’ouvrage ne peut se contenter d’être inactif ou de poser des gestes ponctuels tout en retardant les véritables travaux de réparation[31]. Il est cependant tenu d’effectuer que les travaux nécessaires et adéquats. Le propriétaire ne recevra que le montant correspondant aux coûts des travaux de réparation utiles, ou à une diminution égale à la valeur des travaux entrepris.
En matière d’appel d’offres, la Cour d’appel a déjà statué qu’un entrepreneur, dont le contrat avait été résilié pour cause par le donneur d’ouvrage, ne pouvait pas reprocher à ce dernier de ne pas avoir minimisé ses dommages en ne relançant pas un nouvel appel d’offres, puisque la preuve ne révélait pas qu’un nouvel appel d’offres lui aurait permis d’obtenir un meilleur prix que celui du deuxième plus bas soumissionnaire auquel il avait ultimement octroyé le contrat[32].
En somme, les tribunaux vont évaluer, en premier lieu, les dommages subis par le demandeur et ensuite évaluer si une option raisonnable s’offrait à lui, lui permettant de minimiser ses pertes. La cour sera appelée à évaluer les solutions de rechange soulevées par le défendeur, prenant en compte plusieurs facteurs, notamment des facteurs économiques.
7. Dommages punitifs
Contrairement aux dommages-intérêts compensatoires qui visent à remettre le cocontractant dans la situation qui aurait été la sienne, n’eût été la faute commise, les dommages punitifs, qu’on appelle aussi « dommages exemplaires », ne cherchent pas à réparer un préjudice, mais bien à dissuader l’auteur de la faute de répéter le geste qu’il a posé et de dissuader ceux qui seraient tentés de poser un tel geste de le faire. Ce type de dommage ne vise donc pas la « réparation » du préjudice subi par la victime.
Pour que des dommages punitifs soient octroyés, il faut que le défendeur ait eu une conduite malveillante, arbitraire ou extrêmement répréhensible, nettement contraire aux normes ordinaires de bonne conduite.
Le montant octroyé à titre de dommages punitifs est laissé à l’appréciation du tribunal qui tient compte, entre autres, de la gravité de la faute, de la situation patrimoniale de la partie fautive, du profit tiré de la conduite fautive et de l’impact de l’acte sur la victime. Il doit s’agir d’un montant suffisant pour dissuader la commission de l’acte et de punir le comportement prohibé.
L’attribution de dommages punitifs est possible lorsqu’une disposition de la loi le prévoit[33].
Plusieurs lois contiennent des dispositions prévoyant la possibilité de condamner une personne à des dommages punitifs. En voici quelques exemples :
Loi sur la protection des arbres, RLRQ c. P-37
1. Nonobstant une loi générale ou spéciale l’y autorisant, toute personne ou toute personne morale constituée au Québec ou ailleurs par une autorité quelconque, qui détruit ou endommage, totalement ou partiellement, un arbre, arbuste ou arbrisseau, ou un taillis, en quelque endroit autre qu’une forêt sous la gestion du ministre des Ressources naturelles et de la Faune, sans en avoir obtenu, sur requête à cet effet notifiée aux intéressés, l’autorisation du ministre du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs, à moins qu’un consentement n’ait été préalablement donné par le propriétaire de tel arbre, arbuste, arbrisseau ou taillis, est tenue de payer au propriétaire de tels arbre, arbuste, arbrisseau ou taillis, en sus des dommages réels, des dommages-intérêts punitifs d’un montant n’excédant pas 200 $ pour chaque arbre, arbuste, arbrisseau ou taillis ainsi détruit ou endommagé, totalement ou partiellement.
Néanmoins, cet article ne s’appliquera pas aux cas où tels arbres ou arbustes viennent accidentellement en contact avec les fils ou appareils d’une utilité publique de manière à mettre la vie ou la propriété en danger ou à interrompre le service ni dans les cas tombant sous le coup de l’article 985 du Code civil.
Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier, RLRQ c A-18.1
226. Le tribunal peut, en plus d’accorder des dommages-intérêts en réparation des dommages causés à un refuge biologique ou à un écosystème forestier exceptionnel, condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.
Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c. C-12
49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.
En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.
Dans le cas d’une atteinte à un droit ou à une liberté reconnue par la Charte des droits et libertés de la personne, le critère d’intention est impératif pour l’octroi de tels dommages – l’auteur doit avoir voulu les conséquences de sa faute. Une conduite à ce point téméraire que l’auteur de la faute ne pouvait en ignorer la survenance est également assimilable à une atteinte intentionnelle.
8.Clause pénale : Dommages liquidés
1. Généralités
Dans le contrat qui les lie, les parties peuvent prévoir, au moyen d’une clause pénale, les dommages qui devront être payés en cas d’inexécution. Il s’agit d’une disposition qui fixe d’avance le montant qui sera dû au créancier en cas de défaut par son cocontractant. On retrouve fréquemment ce type de clauses dans des contrats d’entreprise, pour sanctionner, par exemple, le retard de livraison des travaux.
La clause pénale peut prendre plusieurs formes. Elle peut prévoir le paiement d’une somme forfaitaire en cas d’inexécution, d’un montant calculé en fonction du nombre de jours du défaut.
Prévoir, dans un contrat, une clause pénale dont la valeur excède les dommages-intérêts auxquels une partie aurait normalement droit en l’absence d’une telle clause, constitue un moyen de pression sur le débiteur pour qu’il respecte son engagement. Inversement, une clause pénale peut être utilisée comme un moyen de limiter sa responsabilité lorsque la somme fixée est inférieure au montant des dommages-intérêts qui seraient octroyés en l’absence de celle-ci. En effet, l’inclusion d’une clause pénale à un contrat empêche la partie en faveur de qui cette clause a été stipulée de réclamer des dommages-intérêts additionnels pour le préjudice subi en raison du manquement sanctionné par cette clause.
Les clauses pénales ont l’avantage de dispenser le créancier de faire la preuve du préjudice qu’il a effectivement subi et donc d’éviter les aléas d’une contestation judiciaire du montant de ces dommages. Toutefois, en cas d’absence totale de préjudice subi par la victime peut demander la réduction du montant des dommages liquidés par le tribunal[34].
2. Mise en œuvre du droit
Le créancier qui se prévaut de la clause pénale a droit au montant de la peine stipulée sans avoir à prouver le préjudice véritable qu’il a subi. Toutefois, ce montant pourra être réduit si l’exécution partielle de l’obligation a profité au créancier[35]
3. Limite : la clause abusive
Une clause pénale abusive contenue dans un contrat de consommation ou d’adhésion pourra soit être déclarée nulle, ou la pénalité qui en découle pourra être réduite par le tribunal[36]. Cette règle vise la protection de ceux se retrouvant en position vulnérable par rapport à leur cocontractant : le consommateur face à son commerçant et la partie à un contrat d’adhésion n’ayant pas eu la possibilité d’en négocier les termes.
Dans le cas d’un contrat de gré à gré, à savoir un contrat dont les termes ont pu être négociés librement entre les parties, le tribunal, s’il conclut que la clause est abusive, ne pourra que réduire la peine stipulée en conséquence[37].
Afin de déterminer si une clause est abusive, le tribunal doit étudier plusieurs facteurs, dont le caractère déraisonnable de la clause qui peut se traduire par une disproportion importante entre les dommages réels et les dommages liquidés, la comparaison défavorable entre la clause et la valeur du contrat, l’expérience des personnes impliquées, les répercussions concrètes qu’aurait la pénalité sur le débiteur, le caractère peu important des manquements, etc.[38]
4. Illustrations
Une clause pénale contenue dans un contrat de prêt d’argent, qui prévoyait que le débiteur devait, en cas de litige, assumer les honoraires d’avocats du créancier jusqu’à concurrence de 5 000 $, a été jugée abusive par les tribunaux puisque le montant de la pénalité était égal au montant total du prêt (5 000 $)[39].
Une clause pénale qui prévoyait une pénalité de 100 $ par jour d’infraction à une servitude écologique a également été considérée comme abusive puisque la pénalité qui en découlait était de l’ordre de 365 000 $ et que, de l’avis du tribunal, il aurait été « déraisonnable et abusif de condamner les défendeurs » à une telle pénalité pour avoir procédé à la coupe d’arbres et à la construction d’un mur de soutènement. La pénalité fut donc été réduite à 50 000 $[40].
5. Intérêts et clause pénale
Il est fréquent de trouver dans des contrats de vente notamment, à la fois une clause pénale et une clause prévoyant le paiement d’intérêts très élevés, parfois composés, en cas de défaut de paiement.
Les tribunaux ont souvent retenu qu’un taux d’intérêt supérieur ou égal à 24 % constitue une peine comminatoire, c’est-à-dire visant non seulement à compenser le préjudice subi pour le retard de paiement, mais également à punir le contractant, tant il excède le montant des dommages-intérêts autrement applicables. Ce type d’intérêts conjugué à une clause pénale sévère est souvent réduit par la Cour puisque jugé abusif.
Plusieurs décisions ont été répertoriées où des intérêts de 24 % par an en plus d’une pénalité de 15 % et plus étaient réclamés. Dans ces situations, la Cour a fréquemment réduit la pénalité et appliqué un taux unique et global à 15 % l’an[41].
9. Clause de limitation de responsabilité et clauses d’exclusion de responsabilité
Les clauses de limitation de responsabilité s’interprètent restrictivement et, en cas de doute, un contrat s’interprète en faveur de celui qui a contracté l’obligation.
Ce type de clause peut être intégrée dans un contrat et limite donc le dommage auquel le débiteur a droit en cas de défaut contractuel du créancier. Par contre, l’entrée en application de ce type de clause sera exclue dans deux cas d’espèce : lorsque la faute du créancier est intentionnelle, ou qu’elle constitue une faute lourde (insouciance, imprudence ou négligence grossière)[42]. De plus, elle sera écartée les tribunaux si elle s’applique à des dommages corporels et moraux[43], si elle est incluse dans un contrat de consommation et lorsqu’elle a pour effet de relever le cocontractant des obligations fondamentales et/ou essentielles qui lui incombent.
Une clause d’exonération ou de limitation de responsabilité ne peut donc pas avoir pour effet de libérer le créancier d’une des obligations essentielles du contrat. Permettre l’inverse équivaudrait à permettre à une partie au contrat de complètement nier le caractère réciproque (synallagmatique) du contrat. Le juge Louis Crête illustrait ce principe avec la célèbre expression : « On ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre ! »[44] Une clause de cette nature est jugée abusive en ce qu’elle va à l’encontre du principe de l’équité et de la justice contractuelle.
Par exemple, la Cour a déjà retenu qu’une clause d’exclusion de la responsabilité de l’entrepreneur devait être écartée lorsqu’elle avait pour objet d’exclure l’obligation de résultat étant l’objet du contrat[45]. Dans cette affaire, un entrepreneur s’était engagé à fournir et à installer une enseigne publicitaire haute de 70 pieds. Dans les semaines suivant la fin des travaux, l’installation s’est dégradée, au point où l’enseigne se détacha complètement de son cadre. L’entrepreneur a cherché refuge derrière sa clause d’exclusion de responsabilité, mais sans succès. La Cour a décidé que l’entrepreneur ne peut pas utiliser une clause d’exonération ou de limitation de la responsabilité pour se soustraire à son obligation d’agir conformément aux règles de l’art. La clause était abusive et dénaturait le contrat.
10. Les intérêts
Lorsque l’inexécution vise une obligation pécuniaire, c’est-à-dire le paiement d’une somme d’argent, les dommages sont constitués par les intérêts – soit au taux prévu au contrat ou, lorsque rien n’est prévu au contrat, au taux prévu par la loi qui est de 5 % par an[46].
L’intérêt sur la somme due au créancier est ajouté de manière automatique par le tribunal sans qu’il soit nécessaire de faire la preuve que le retard de paiement a effectivement causé un préjudice.
Les intérêts ne produisent pas eux-mêmes des intérêts à moins que ce soit prévu au contrat ou dans la loi ou si, dans une action, de nouveaux intérêts sont expressément demandés[47].
Le créancier aura uniquement le droit de réclamer des dommages-intérêts en sus des intérêts pour non-paiement des sommes en temps opportun lorsque le contrat prévoit clairement ce droit et qu’il réussit à prouver le dommage qu’il en a subi.
11. L’indemnité additionnelle
En période d’inflation, le taux d’intérêt légal n’est pas suffisant pour réellement dédommager le créancier. Le tribunal va donc pouvoir allouer ce que l’on appelle une « indemnité additionnelle » afin que le taux se rapproche du taux d’intérêt commercial[48].
Cette indemnité correspond à l’excédent du taux d’intérêt fixé pour les créances de l’État[49] sur le taux d’intérêt prévu au contrat ou, à défaut sur le taux légal de 5 %. Soulignons que le taux d’intérêt des créances de l’État, qui est fixé par le gouvernement, fluctue de temps à autre. Il est présentement à 6 % et sa dernière modification remonte à octobre 2010. Il était alors passé de 5 à 6 %.
Cela signifie que, lorsque le taux d’intérêt n’est pas spécifié au contrat et que le taux légal s’applique, une indemnité additionnelle de 1% par an[50], calculée sur ses dommages-intérêts accordés par le tribunal, s’ajoutera au taux d’intérêt légal de 5 %.
Toutefois, lorsque le taux d’intérêt prévu au contrat est suffisant pour réparer le préjudice subi par le créancier, aucune indemnité additionnelle ne sera accordée par le tribunal.
12. Honoraires extrajudiciaires
En jargon juridique, l’expression « honoraires extrajudiciaires » réfère aux honoraires professionnels que chacune des parties doit verser à l’avocat qui la représente[51]. On croit souvent à tort que ces frais d’avocats, engagés lors d’un procès, seront remboursés par la partie adverse à la partie qui obtient gain de cause devant les tribunaux.
Or, au Québec, la partie qui succombe n’aura généralement pas à payer les frais d’avocats de son adversaire. Nous employons le terme « généralement » puisqu’il existe une exception à cette règle, soit l’abus de droit dans le cadre du processus judiciaire.
Pour obtenir le paiement de ses honoraires extrajudiciaires, une partie doit prouver que la partie adverse a abusé de son droit d’ester en justice, qu’elle a commis une faute en s’adressant aux tribunaux. Faire la preuve de l’abus de droit n’est pas une mince tâche, et le simple fait pour une partie de mal avoir évalué ses chances de succès ou d’avoir intenté un recours alors que son droit était précaire ou en dépit d’une thèse fragile n’est pas suffisant pour démontrer un tel abus. La partie qui réclame les honoraires extrajudiciaires doit prouver la mauvaise foi ou, à tout le moins, la témérité judiciaire. Le comportement doit être contraire aux objectifs du système judiciaire. Il n’y aura pas d’abus de droit d’ester en justice si une analyse exhaustive de la preuve s’avère nécessaire pour trancher le litige.
Devant une demande pour honoraires extrajudiciaires, la Cour devra se poser la question suivante : la personne à qui on reproche un abus de droit a-t-elle mis de l’avant un recours ou une procédure alors qu’une personne raisonnable et prudente, placée dans les mêmes circonstances, aurait conclu à l’inexistence d’un fondement pour cette procédure[52]? Si elle répond oui, la réclamation pour honoraires extrajudiciaires pourra être accordée.
L’abus de droit peut prendre plusieurs formes : il peut s’agir d’un recours inutile, des procédures judiciaires excessives ou la multiplication de procédures dilatoires ou futiles, une requête manifestement mal fondée ou la défense d’un droit inexistant, comme une partie qui s’acharnerait à maintenir une hypothèque légale sur un immeuble pendant plusieurs années alors que son droit était manifestement non fondé, etc.
Puisqu’obtenir les honoraires extrajudiciaires à titre de dommages est rare et difficile, il importera de bien analyser le dossier avant de les réclamer dans la procédure puisque les ajouter comme poste de réclamation, alors que les faits en litige ne le permettent pas de manière évidente, n’aura pour effet que de miner la crédibilité de la partie qui les réclame.
Notons enfin que les parties peuvent inclure dans leurs contrats des clauses prévoyant le paiement des honoraires extrajudiciaires par la partie obtenant gain de cause en cas de litige. Toutefois, bien que valides, ces clauses n’impliqueront pas nécessairement un remboursement intégral des sommes encourues. Le montant réclamé devra être raisonnable et proportionnel au montant réclamé et obtenu dans la condamnation[53].
13. Les frais de justice
Bien que la partie obtenant gain de cause n’obtienne pas, de manière générale, le paiement de ses frais d’avocats, la loi prévoit tout de même que la partie qui succombe au recours aura la plupart du temps droit aux frais de justice[54].
Les frais de justice comprennent :
[…] les frais et droits de greffe, y compris les débours engagés pour la confection matérielle des mémoires et des exposés d’appel, les frais et honoraires liés à la signification ou à la notification des actes de procédures et des documents et les indemnités et allocations dues aux témoins ainsi que, le cas échéant, les frais d’expertise, la rémunération des interprètes et les droits d’inscription sur le registre foncier ou sur le registre des droits personnels et réels mobiliers. Ils peuvent aussi comprendre les frais liés à la prise et à la transcription des témoignages produits au dossier du tribunal, si cela était nécessaire[55].
Par « frais et droits de greffe », on entend, notamment, les frais devant être déboursés par le demandeur au moment où il dépose son action à la Cour et ceux qu’il doit débourser pour inscrire le dossier pour instruction et jugement. Par exemple, le coût, pour une personne morale, d’intenter une demande dans laquelle la valeur de l’objet en litige ou la somme réclamée est de 300 000,01 $ et plus est fixé à 807 $[56].
Ces frais portent intérêt au taux légal à compter du jour du jugement qui les accorde[57].
- Les frais d’expert
Les frais d’expert comprennent les frais encourus pour la préparation de l’expertise, la préparation du témoignage de l’expert et le temps passé par l’expert pour témoigner, ou, dans la mesure où cela est jugé utile, pour assister à l’instruction[58]. Les frais de préparation de l’expertise incluent, entre autres, les coûts afférents à la recherche des faits et à la recherche scientifique de l’expert, les frais liés à sa visite des lieux, à sa réflexion dans le but de former son opinion, au temps consacré à la rédaction du rapport et à son dépôt.
Les frais d’expert seront accordés par le tribunal si le rapport et le témoignage de l’expert ont été utiles et pertinents pour l’appréciation de la preuve et la conclusion finale à laquelle il en vient. Toutefois, le fait que le rapport et le témoignage de l’expert aient étés utiles et pertinents dans le cadre de la prise de décision du juge ne signifie pas nécessairement que la totalité de ces frais sera remboursée à la partie qui obtient gain de cause[59]. Encore faut-il qu’ils soient raisonnables.
Le caractère raisonnable des frais d’expert s’évalue par rapport à la nature de l’affaire soumise au tribunal. Ces frais doivent être proportionnels au montant réclamé et à l’importance de l’expertise dans la solution globale du litige. Le juge dispose d’une pleine discrétion pour réduire ces frais. Par exemple, le juge pourra limiter les frais d’expert du demandeur obtenant gain de cause s’il retient que la production de l’expertise a inutilement allongé et complexifié la preuve, ou s’il juge que la valeur probante de l’un des experts du demandeur était limitée[60].
Une fois le jugement rendu, l’officier taxateur (le greffier de la Cour) est responsable d’évaluer le coût de l’expertise et de requérir toute preuve nécessaire et pertinente à cette fin.
Si le juge traite expressément des coûts des frais d’expertise dans son jugement, tant pour les inclure que pour les exclure, et en précise le montant, le greffier ne pourra réviser cette décision et n’aura qu’à vérifier si le mémoire de frais est conforme au jugement. Le seul moyen pour une partie insatisfaite de contester ce montant est d’interjeter appel de la décision de première instance[61].
Lorsque le juge mentionne dans son jugement que les frais de justice incluront les frais d’expertise, ou certains d’entre eux, sans toutefois les quantifier, il reviendra au greffier de les fixer[62].
Finalement, si le juge ne traite pas spécifiquement des frais d’expertise dans l’adjudication des frais de justice, et qu’il ne conclut qu’au paiement de ceux-ci, sans autre précision, le greffier devra définir à la fois l’utilité ou la nécessité de l’expertise et son coût. L’utilité et la nécessité de l’expertise devront être déterminées en fonction des intentions exprimées par le juge dans son jugement ou, à défaut, on présumera que le juge a voulu s’en remettre à la règle générale d’inclusion du coût des expertises au mémoire de frais, sauf circonstances exceptionnelles[63].
Dans les deux derniers cas, l’évaluation des frais d’expert par l’officier taxateur peut faire l’objet d’une demande en révision judiciaire dans les dix jours de la décision rendue[64].
Cet article est paru dans le recueil de textes de la conférence Miller Thomson 2018 en droit de la construction.
[1] Jean-Louis BAUDOUIN et Pierre-Gabriel JOBIN, Les obligations, 6e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2005, par 869.
[2] Art. 1458 du Code civil du Québec, c. CCQ-1991 (« C.c.Q. »).
[3] Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73.
[4] Id., par. 102.
[5] Id., par. 102.
[6] Art. 1613 C.c.Q.
[7] Vincent KARIM, Les obligations, vol. 2, 4e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2015, par. 2113.
[8] Promutuel Haut St-Laurent c. Sablages de planchers G.H. inc., J.E. 2001-1789, (C.Q.); V. KARIM, préc., note 7, para 2114.
[9] Ciment Québec inc. c. Stellaire Construction inc., J.E. 2002-1106 (C.A.).
[10] Art. 1613 C.c.Q.
[11] Jean-Louis BAUDOUIN et Patrice DESLAURIERS, La responsabilité civile, vol. 1, 7e éd., Cowansville Éditions Yvon Blais, 2007, par. 1296.
[12] Cette section reprend en partie les propos tenus dans l’article de Me Jasmin Lefebvre et Guy St-George intitulé « Profit net ou profit brut? De Concreters Ready Mix c. St-Lawrence Cement à Electrolux c. AIM : Le parcours de la Cour d’appel du Québec en matière de quantification de la perte de profit durant les 40 dernières années » qui paraîtra dans le Journal du Collège canadien des avocats en droit de la construction en avril 2018.
[13] J. LEFEBVRE et G. ST-GEORGES, préc., note 12.
[14] (1976) C.A. 385.
[15] 2004 CanLII 32398 (C.A.).
[16] J.-L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, préc. note 11, par.1-347.
[17] Id., par. 1-349.
[18] Hôtel de l’aéroport de Mirabel Inc. c. Aéroports de Montréal, 2002 CanLII 11294 (QC CS), par. 149 (Décision confirmée en appel : 2003 CanLII 22050); Management Advance inc. c. Lemire, 2017 QCCS 2122.
[19] Aéroports de Montréal c. Hôtel de l’Aéroport de Mirabel Inc., 2003 CanLII 22050 (QC CA), par. 65.
[20] Hôtel de l’aéroport de Mirabel Inc., préc., note 18, par. 149.
[21] Dawcolectric inc. c. Hydro-Québec, (C.A., 2014-05-16), 2014 QCCA 948
[22] Dupuis c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 130, (C.A., 2008-05-01 (jugement rectifié le 2009-02-25)), 2008 QCCA 837
[23] Agence du Revenu du Canada, Mémorandum sur la TPS/TVH 17-16, arts. 18 et 19; Langlois c. Great American Insurance Company, 2015 QCCS 791, par. 130
[24] Langlois c. Great American Insurance Company, 2015 QCCS 791, par. 131.
[25] Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS et Benoît MOORE, La responsabilité civile, 8e éd., Éditions Yvon Blais, Montréal, 2014, p. 615.
[26] Art. 1479 C.c.Q.
[27] Lévesque c. Garant, (C.A., 1988-04-27), [1988] R.J.Q. 1506; Parquet Deluxe Lasalle inc. c. Jacob, (C.S., 2004-02-03), SOQUIJ AZ-50218368;
[28] Laflamme c. Prudential-Bache Commodities Candaa Ltd., par. 56.
[29] Laflamme c. Prudential-Bache
[30] K. VINCENT, préc., note 7, par. 2156.
[31] 2976994 Canada Inc. c. René Perron ltée, 2004 CanLII 29110 (QC CQ); Di Paolo c. Gaultiery, 2004 CanLII 47906 (QC CQ).
[32] Société de transport de Longueuil c. Marcel Lussier ltée, 2003 CanLII 32156.
[33] Art. 1621 C.c.Q.
[34] J.-L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, préc. note 11, par. 1-138.
[35] Art. 1623 C.c.Q.
[36] Art. 1437 C.c.Q.
[37] Art. 1623 C.c.Q.
[38] J.-L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, préc. note 11, par. 1-1311
[39] Pulice c. Coretti, 2000 CanLII 18555 (QC CS).
[40] Berges Massawippi inc. c. Gottsegen, 2008 QCCS 143.
[41] 9149-5408 Québec inc. c. Groupe Ortam inc. 2012 QCCA 2257; Diamantopoulos c. Construction Dompat inc., 2013 QCCA 929; Gestion Strepco inc. c. 9208-6511 Québec inc. 2016 QCCQ 13073.
[42] Art. 1474 al. 1 C.c.Q.; Loi sur l’intérêt, LRC 1985, c. I-15, art. 3.
[43] Art. 1474 al. 2 C.c.Q.
[44] Samen Investments Inc. c. Monit Management Ltd, 2010 QCCS 2618.
[45] Thériault c. Dumas, 2000 Canlii 5214 (QC CQ)
[46] Art. 1565 C.c.Q.
[47] Art. 1620 C.c.Q.
[48] Art. 1619 C.c.Q.
[49] Loi sur l’administration fiscale c. A-6.002, art. 28.
[50] Taux d’intérêt des créances de l’État (6%) moins le taux légal (5 %).
[51] Royal Lepage commercial inc. c. 109650 Canada Ltd., 2007 QCCA 915.
[52] Id.
[53] Usinage Laval inc. c. Installations sportives Agora inc., 2016 QCCS 4122.
[54] Art. 340 du Code de procédure civile, RLRQ c. C-25.01 (« C.p.c. »)
[55] Art. 339 C.p.c.
[56] Tarif judiciaire en matière civile (version administrative), en vigueur le 1er janvier 2018.
[57] Art. 343 C.p.c.
[58] Art. 339 al. 2 C.p.c.
[59] M.G. c. Pinsonneault, 2017 QCCA 607.
[60] Id.
[61] Québec (Procureur général) c. Téléphone Guèvremont inc., 1995 CanLII 4705 (QC CA), par. 8.
[62] Id., par. 8.
[63] Id., par. 8.
[64] Art. 344 C.p.c.