Les difficultés rencontrées en cours de projet peuvent entrainer une réclamation par l’entrepreneur pour les coûts supplémentaires encourus. La documentation de chantier rigoureuse est essentielle pour établir la responsabilité des événements survenus sur le chantier et démontrer un lien causal entre ces événements et les conséquences financières engendrées. Cet article propose un bref aperçu de l’importance d’une gestion méthodique des documents de projet.
I. Principes directeurs des réclamations en construction
Pour obtenir une indemnisation, l’entrepreneur doit démontrer trois éléments essentiels :
- Lien de causalité : Il doit y avoir un lien direct et immédiat entre la faute et les coûts additionnels.
- Responsabilité du donneur d’ouvrage : Les perturbations doivent relever de la responsabilité du donneur d’ouvrage et donner lieu à une indemnité.
- Quantification des coûts : Les coûts additionnels encourus doivent être adéquatement documentés et évalués d’une manière fiable.
Les dommages réclamés visent à replacer l’entrepreneur dans la situation qui aurait prévalu en l’absence de la faute du donneur d’ouvrage. L’entrepreneur doit être indemnisé de tout, mais rien que du préjudice subi[1]. En parallèle, l’entrepreneur a l’obligation de minimiser les dommages[2], en adoptant des mesures raisonnables pour limiter les conséquences des perturbations[3].
II. Pourquoi une documentation rigoureuse est essentielle
La documentation contemporaine permet de démontrer les impacts réels d’un retard ou d’une perturbation sur les coûts et la productivité. Comme illustré dans Développement des éclusiers inc. c. Ciment Québec inc.[4], la documentation de projet est primordiale dans l’établissement du lien de causalité :
[56] […] la manière adéquate d’établir un lien de causalité repose sur les documents concernant l’utilisation de la main d’œuvre, de l’équipement, des matériaux et des rapports journaliers. La raison en est évidente : il s’agit de ce qui se passe réellement sur le chantier, durant les travaux contrairement à ce qu’un entrepreneur peut affirmer. À titre d’exemple simpliste encore, un entrepreneur peut prétendre avoir consacré dix hommes à huit heures par jour pour cinq jours dans tels travaux. Si les relevés de main d’œuvre, les listes de paie ou les rapports journaliers ne soutiennent pas ses prétentions, celles-ci sont rejetées à moins d’établir que ces documents sont inexacts et surtout pourquoi ils le seraient puisque souvent ils sont contemporains aux travaux.
[57] Comment déterminer les conséquences d’un retard sinon à partir de l’avancement réel du projet au moment où se produit le retard par rapport à l’avancement projeté au début des travaux et les travaux projetés par la suite[5].
De plus, les méthodes de quantification basées sur les coûts et sur la productivité les plus reconnues sont celles basées sur de l’information complète et détaillée. L’entrepreneur a donc tout avantage à mettre en place diverses mesures pour s’assurer de détenir une documentation adéquate dans l’éventualité où il souhaiterait être indemnisé pour des difficultés d’exécution.
Une gestion efficace repose donc sur la collecte et l’organisation de plusieurs types de documents en cours de projet, dont entre autres :
- Rapports journaliers : Détaillent le déroulement des activités au quotidien, les conditions météorologiques et les ressources mobilisées.
- Échéanciers : Permettent de comparer l’avancement prévu et réel des travaux pour identifier les retards et leurs causes.
- Photographies et vidéos : Apportent des preuves visuelles des conditions de chantier et la progression des travaux.
- Procès-verbaux de réunion : Documentent les discussions, décisions et ajustements apportés au projet.
- Correspondances : Courriels, lettres ou autres communications officielles pouvant servir de preuves en cas de litige.
Les particularités du projet et les données disponibles, diverses méthodes peuvent être utilisées pour quantifier les conséquences financières des perturbations, dont chacune de ces méthodes requérant certains documents spécifiques :
III. Quantification des coûts : une approche influencée par la qualité des données
L’industrie de la construction a développé diverses méthodes pour établir la perte occasionnée par des retards et perturbations vécus lors d’un chantier. Sans pour autant en faire une règle absolue, il est possible de regrouper les principales méthodes sous deux catégories distinctes :
- Méthodes basées sur les coûts : Cette catégorie regroupe les méthodes de quantification où ce sont les dépenses prévues versus les dépenses réelles qui seront analysées. La méthode du coût total ou celle du coût total modifié font partie des méthodes les plus régulièrement utilisées par les entrepreneurs, mais il existe également la méthode basée sur les coûts réels.
Dans l’élaboration d’une réclamation en fonction d’une méthode de quantification basée sur les coûts, les documents nécessaires à une analyse précise et juste sont notamment :
- Le registre des coûts réels : Contient tous les coûts réels de l’entrepreneur encourus lors du projet. Les différents postes de coûts (directs et indirects) y sont normalement consignés par code de coûts.
- La soumission détaillée : Le ou les documents utilisés par l’entrepreneur pour préparer sa soumission. Cet ensemble de documents ventile les coûts prévus aux fins de l’établissement des différents postes de la soumission.
- Méthodes basées sur la productivité : Cette catégorie regroupe les méthodes de quantification où la productivité mesurée est comparée à des données réelles ou théoriques. La comparaison effectuée permet alors à l’entrepreneur d’identifier sa perte de productivité et, ensuite, de quantifier le coût des ressources utilisées lors de cette perte. Parmi ces méthodes, nous retrouvons notamment la méthode du mètre étalon, la méthode de la valeur acquise, les méthodes différentielles et les études statistiques.
La qualité des données colligées par l’entrepreneur en cours de projet est déterminante dans le choix de la méthode de quantification de la perte de productivité. Pour recourir à la méthode la plus reconnue, soit la méthode du mètre étalon, les documents suivants sont parmi les plus importants :- Registre des heures réelles : Codification des heures par poste et tâche. Ce registre doit inclure des informations telles que les heures normales, les heures supplémentaires et les conditions de travail.
- Registre des quantités installées : Documentation des volumes de travail réellement exécutés. Un alignement sur les mêmes codes de coûts que les registres des heures permet de calculer avec précision la productivité par activité.
IV. Conclusion
Une bonne tenue de documentation de projet constitue une stratégie essentielle pour la gestion des difficultés rencontrées en cours d’exécution. L’entrepreneur a tout avantage à mettre en place diverses mesures pour s’assurer de conserver des données propices en cas de réclamation, dont notamment :
- Formation du personnel : S’assurer que la personne attitrée au projet comprend l’importance de la documentation de projet et l’impact de la qualité des données colligées sur une réclamation future.
- Mise à jour régulière : Créer de nouveaux codes de coûts pour chaque changement ou événement majeur. Mettre à jour l’échéancier afin de refléter l’avancement réel du projet et les travaux à venir.
- Archivage rigoureux : Conserver les données de façon organisée et accessible.
- Consultation d’experts : Faire appel à des professionnels pour la préparation d’une preuve crédible.
- Respect des obligations contractuelles : Respecter rigoureusement les modalités de la procédure de réclamation prévue au contrat.
Une documentation rigoureuse constitue une base solide pour gérer les imprévus sur un chantier. En implantant une méthodologie rigoureuse et en maintenant des registres précis, les entrepreneurs augmentent leurs chances d’être indemnisés et d’éviter des conflits prolongés. De leur côté, les donneurs d’ouvrage bénéficient de données fiables pour analyser les coûts additionnels réclamés et éviter les ajustements injustifiés.
[1] Laurentide Motels Ltd. c. Beauport (Ville), 1989 CanLII 81 (CSC), [1989] 1 RCS 705, para 829.
[2] Code civil du Québec, RLRQ c CCQ-1991, art. 1479.
[3] Lebel c. 9067-1959 Québec inc., 2014 QCCA 1309 (CanLII).
[4] Développement des éclusiers inc. c. Ciment Québec inc., 2013 QCCS 6307.
[5] Développement des éclusiers inc. c. Ciment Québec inc., 2013 QCCS 6307, para. 56 et 57.