Le 2 décembre 2020, la Cour d’appel du Québec (la « Cour »), sous la plume du Juge Robert M. Mainville, a rendu le premier jugement (le « Jugement ») à propos de l’application de l’article 2713.3 du Code civil du Québec (le « C.c.Q. ») dans l’affaire de la faillite de Montréal C’est Électrique[1], dans laquelle la Ville de Montréal (la « Ville »), en tant qu’appelante, exigeait que PriceWaterHouseCoopers Inc., SAI, (le « Syndic »), en sa qualité de syndic de faillite de Montréal C’est Électrique (« MCE »), lui remette certaines sommes d’argent qui étaient portées au crédit du compte de MCE ouvert auprès de la Caisse Desjardins du Complexe Desjardins (la « Caisse »).
Outre le fait que la Cour ait réitéré l’importance capitale de bien décrire les biens faisant partie d’une universalité dans un contexte de sûreté hypothécaire, l’interprétation de l’article 2713.3 C.c.Q. par la Cour concernait la création d’une hypothèque mobilière avec dépossession (ou gage) sur des créances pécuniaires.
Définition d’une créance pécuniaire
Le 1er janvier 1996, le C.c.Q fut amendé pour y introduire le concept de « créances pécuniaires » aux articles 2713.1 et ss. C.c.Q.
L’alinéa 2713.1(2) C.c.Q. définit une créance pécuniaire comme étant :
[…] toute créance obligeant le débiteur à rembourser, rendre ou restituer une somme d’argent ou à faire tout autre paiement ayant pour objet une somme d’argent, à l’exception:
1° d’une créance représentée par un titre négociable;
2° d’une créance qui est une valeur mobilière ou un titre intermédié visés par la Loi sur le transfert de valeurs mobilières et l’obtention de titres intermédiés (chapitre T-11.002);
3° d’une créance résultant de la remise d’espèces individualisées dont le paiement, suivant l’intention manifeste des parties, doit être fait par la restitution de ces mêmes espèces.[2]
En d’autres termes, une créance pécuniaire est une créance qui oblige le débiteur à rembourser, à rendre ou à restituer une somme d’argent ou à faire tout autre paiement ayant pour objet une somme d’argent. Ainsi, une somme d’argent créditée au compte d’un client auprès d’une institution financière est une créance que ce client détient à l’égard de cette institution financière. La Cour le rappelle au paragraphe 41 du Jugement :
[41] Sauf stipulation contraire, l’argent déposé dans un tel compte devient la propriété de l’institution financière, laquelle est la débitrice du client pour le montant créditeur prévu à l’écriture comptable du compte. L’institution financière peut ainsi utiliser l’argent du compte à sa guise, sous réserve des contraintes réglementaires ou contractuelles qui peuvent s’imposer. Le client a alors une créance personnelle contre l’institution financière afin de se faire rembourser les montants inscrits dans le compte, avec l’intérêt convenu.
Il est important de souligner que la définition de « créance pécuniaire » prévue à l’article 2713.1 C.c.Q. n’est pas limitative aux sommes déposées dans des comptes bancaires. Ainsi, les tribunaux seront graduellement appelés à déterminer si une créance constitue ou non une créance pécuniaire au sens de l’article 2713.1 C.c.Q.
L’origine des articles 2713.1 et suivants du C.c.Q.
La réforme du C.c.Q. en matière de créances pécuniaires s’inspire du droit américain qui prévoit une sûreté similaire, mais qui est toutefois limitée aux soldes créditeurs des comptes bancaires. La réforme québécoise innove par rapport au système américain puisque la plupart des sommes d’argent dues par un créancier à son débiteur peuvent être considérées comme une créance pécuniaire susceptible d’être affectée d’une hypothèque mobilière avec dépossession. En raison de la définition donnée à la créance pécuniaire, les situations où un créancier peut se prévaloir de ce mode de sûreté sont beaucoup plus nombreuses et variées qu’en droit américain.
Avant l’entrée en vigueur des dispositions concernant les créances pécuniaires, les sommes remises par un emprunteur à son prêteur (qu’il soit ou non une institution financière) ne pouvaient pas être simplement conservées par le prêteur à titre de sûreté. La seule façon pour le prêteur de se protéger était d’obtenir de son client une hypothèque mobilière sans dépossession grevant la créance que le prêteur devait au client en raison des sommes qui lui avaient été avancées par le client. Autrement dit, le créancier devait obtenir une hypothèque mobilière sans dépossession sur la créance qu’il devait lui-même à son débiteur. Dans tous les cas, le rang de cette hypothèque mobilière sans dépossession était déterminé par sa date de publication au registre des droits personnels et réels mobiliers (« RDPRM ») et, par conséquent, sujet à toutes les autres hypothèques mobilières sans dépossession déjà consenties par le débiteur sur cette même créance. Si le créancier voulait obtenir une hypothèque de premier rang sur cette créance, il devait s’assurer d’obtenir des autres créanciers qui avaient déjà publié leur sûreté au RDPRM une cession de rang, laquelle devait également être publiée pour être opposable aux tiers.
Fait important à noter : un créancier détenant une hypothèque mobilière universelle contre son débiteur détient implicitement une hypothèque sur les créances pécuniaires de ce dernier. C’est plutôt au niveau de la publication et surtout du rang de cette hypothèque universelle que les amendements au C.c.Q. ont changé la mise.
Bien qu’il a toujours été possible d’hypothéquer une créance au moyen d’une hypothèque mobilière avec dépossession, les créances susceptibles d’être hypothéquées avec dépossession avant le 1er janvier 2016 étaient celles constatées par un titre dont la remise matérielle au créancier est suffisante pour constituer un gage de créance.[3] La création du gage par la remise matérielle du titre évite la mise en place d’une hypothèque mobilière constatée par écrit, de même qu’elle dispense le créancier de publier ses droits de créancier hypothécaire au RDPRM, la détention matérielle du titre équivalant aux mesures de publicité requises par le C.c.Q. Ceci étant dit, le gage d’une créance sur les soldes d’un « compte financier » constatée par un titre remis au créancier n’a jamais constitué une pratique courante avant l’entrée en vigueur des articles 2713.1 et ss C.c.Q.
Le concept de maîtrise
Or, les amendements de 2016 ont remplacé l’exigence de la remise et de la détention « matérielle » du bien, tel que requis par l’article 2702 C.c.Q. pour constituer et maintenir une hypothèque mobilière avec dépossession (le gage), par la « maîtrise » de la créance.[4]
Comme l’indique la Cour :
[49] La dépossession fictive de la créance [pécuniaire] et sa détention fictive continue se réalisent ainsi par la maîtrise obtenue sur le solde du compte financier, ce qui en constitue aussi, par le fait même, et par l’effet de la loi, la publicité à l’égard des tiers.[5]
a) L’obtention par une institution financière de la maîtrise d’un compte financier ouvert par un de ses clients chez elle
Pour que l’institution financière obtienne la maîtrise du solde (c’est-à-dire de la créance pécuniaire) d’un compte financier ouvert par un de ses clients chez elle, la condition de l’article 2713.3 C.c.Q. doit être rencontrée :
2713.3 Un créancier obtient la maîtrise d’une créance pécuniaire détenue par le constituant contre lui si le constituant a consenti à ce que cette créance garantisse l’exécution d’une obligation envers le créancier. (nos surlignés)
Une fois ce consentement obtenu conformément à l’article 2713.3 C.c.Q., l’hypothèque mobilière avec dépossession (ou gage) sur la créance pécuniaire est opérée par la maîtrise et confère à l’institution financière une hypothèque de 1er rang sur cette créance pécuniaire[6], dans la mesure, bien sûr, où aucun autre créancier du client n’a au préalable obtenu la maîtrise sur cette même créance pécuniaire en vertu de l’article 2713.4 C.c.Q. ou les autres articles pertinents du C.c.Q.
Ainsi, aucune publication au RDPRM n’est requise pour rendre opposable aux tiers (incluant les autres créanciers du client) l’hypothèque opérée par maîtrise sur un compte financier.
Mentionnons que le Québec est la première (et, jusqu’à maintenant, la seule) province ou territoire Canadien qui s’est doté d’un tel mécanisme de prise de sûreté à l’égard des comptes financiers.
Le Jugement
La Ville, qui était subrogée dans les droits de la Caisse, a tenté sans succès de convaincre la Cour que les droits d’autorisation consentis par MCE à la Caisse de débiter le compte pour rembourser toute somme exigible de MCE créait le consentement prévu à l’article 2713.3 C.c.Q. Les articles 5(a) et (b) des Conditions générales applicables à tous les financements établis par la Caisse se lisaient comme suit :
- AUTRES CONDITIONS
a) Autorisation de débit
Toute somme exigible de l’Emprunteur pourra être débitée de l’un ou l’autre de ses comptes détenus à la Caisse ou du Crédit le cas échéant.
b) Imputation
Toutes sommes perçues de l’Emprunteur ou de toute autre personne ou provenant du produit de la réalisation des sûretés ou de toute autre source pourront être imputées par la Caisse en paiement et/ou en réduction de toute dette qui lui est due par l’Emprunteur, et ce à la discrétion et au choix de la Caisse. Ces sommes seront d’abord imputées aux Intérêts courus ainsi qu’au coût de l’assurance vie et de l’assurance invalidité souscrite(s) en relation avec le ou les financements prévus aux présentes, le cas échéant, et ensuite au remboursement du capital.
Or, la Cour a conclu au paragraphe 71 du Jugement que non seulement :
[71] […] les paragraphes 5 a) et b) des Conditions générales ne comportent aucune disposition qui permettrait de raisonnablement conclure qu’ils traitent d’une compensation conventionnelle visant à pallier l’inobservation des conditions à la compensation légale quant à la certitude, l’exigibilité ou la liquidité des dettes. Ces paragraphes ne confèrent pas non plus autrement la maîtrise du solde du compte financier de MCE au sens de l’art. 2713.3 C.c.Q.
De surcroit, la Cour indique que :
[73] même si une clause de compensation conventionnelle avait été prévue au sein de la Convention de crédit ou d’une convention d’ouverture du compte – ce qui n’est pas le cas en l’espèce – cela n’aurait pas nécessairement mené à la conclusion qu’une hypothèque mobilière avec dépossession fut constituée sur le solde du compte.
Et ce, puisque MCE n’a jamais clairement « consenti à ce que cette créance garantisse l’exécution de l’obligation envers [l’institution financière] ».[7]
La Cour conclut que « pour constituer une hypothèque mobilière avec dépossession sur le solde créditeur d’un compte financier, la maîtrise du compte doit être obtenue afin que cette créance serve à garantir l’exécution d’une obligation. Sans le consentement du constituant-client à cet effet, il n’y a pas d’hypothèque mobilière sans dépossession ».[8]
b) L’obtention par une institution financière de la maîtrise d’un compte financier de son débiteur ouvert auprès d’un tiers
Alors que l’article 2713.3 C.c.Q. permet à une institution financière d’obtenir la maîtrise d’un compte financier ouvert chez elle par son débiteur, qu’en est-il de la maîtrise d’un compte financier ouvert par le débiteur auprès d’un tiers ?
À titre d’exemple, une société peut avoir ouvert un nombre de comptes financiers auprès de diverses institutions financières pour les fins de collecter les sommes que ses clients lui doivent. Comment, alors, le prêteur principal de la société (qui requiert que cette société lui consente une sûreté de premier rang sur tous ses actifs) obtient la maîtrise de tous ces comptes ?
L’article 2713.4 C.c.Q. énumère les conditions qui doivent être remplies afin que cette institution financière obtienne la maîtrise d’un compte financier de son débiteur ouvert auprès d’un tiers :
2713.4. Un créancier obtient la maîtrise d’une créance pécuniaire détenue par le constituant contre un tiers si les conditions suivantes sont réunies:
1° la créance porte sur le solde créditeur d’un compte financier tenu par le tiers pour le constituant ou sur une somme d’argent versée par le constituant à un tiers pour garantir l’exécution d’une obligation envers le créancier;
2° le créancier a conclu avec le tiers et le constituant un accord, appelé accord de maîtrise, aux termes duquel le tiers convient, relativement au solde créditeur ou à la somme d’argent, de se conformer aux instructions du créancier sans le consentement additionnel du constituant.
Un créancier obtient aussi la maîtrise d’une créance pécuniaire portant sur le solde créditeur d’un compte financier s’il devient titulaire de ce compte.
Ainsi, une entente tripartite doit être conclue entre le prêteur principal (le créancier), le tiers (l’institution financière tierce) et le constituant (le débiteur du prêteur principal), laquelle prévoira que le tiers conviendra de se conformer aux instructions du créancier sans le consentement additionnel du constituant. Par contre, le tiers n’a aucune obligation de conclure ce type d’accord[9] et consentir à conclure ce type d’entente lui fera vraisemblablement perdre le rang dont il aurait bénéficié si lui-même a obtenu la maîtrise du même compte financier en vertu de l’article 2713.3 C.c.Q. comme nous l’avons vu précédemment. Le tiers n’a non plus aucune obligation de confirmer l’existence d’un tel un accord de maîtrise, sauf si le constituant le lui demande.[10]
Lorsque plusieurs hypothèques mobilières avec dépossession obtenues par voie de maîtrise grèvent une même créance pécuniaire détenue par le constituant contre un tiers, ces hypothèques prennent rang, entre elles, suivant le moment où le tiers a convenu de se conformer aux instructions du créancier.[11]
Conclusion
En raison de la facilité relative avec laquelle une hypothèque avec dépossession sur une créance pécuniaire est créée, de l’absence de nécessité de la publier et du rang qu’elle confère, il est donc conseillé et recommandé à toute institution financière d’obtenir un véritable consentement de son client à ce que toute créance pécuniaire du client envers elle garantisse l’exécution d’une obligation envers elle, le tout conformément à l’article 2713.3 C.c.Q. Ce consentement peut facilement être créé à même l’acte d’hypothèque ou dans tout autre document intervenu entre les parties (telle une offre de financement ou convention de crédit).
Pour les mêmes raisons, les autres créanciers du débiteur devraient se méfier de l’existence de telles hypothèques avec dépossession obtenues par voie de maîtrise, car il n’existe aucune obligation pour les créanciers de les publier aux registres publics. Il convient d’effectuer une vérification diligente exhaustive pour s’assurer qu’aucune autre hypothèque de ce type n’a été accordée, car cela compromettrait le rang de leur sûreté. Cela peut avoir des conséquences désastreuses, en particulier si à tout moment l’encaisse du débiteur est significative.
[1] 2020 QCCA 1609, confirmant le jugement en Cour supérieure 2019 QCCS 455
[2] Art. 2713.1 C.c.Q.
[3] Voir supra no. 1, par. 43; Art. 2702 et 2709 C.c.Q.
[4] Art. 2713.1(1) C.c.Q.
[5] L’article 2713.6 C.c.Q. définit un « compte financier » comme étant « un compte, autre qu’un compte de titres au sens de la Loi sur le transfert de valeurs mobilières et l’obtention de titres intermédiés (chapitre T-11.002), au crédit duquel des sommes d’argent sont ou peuvent être portées et dont le teneur, étant débiteur du solde créditeur, s’engage à considérer le titulaire du compte comme étant autorisé à exercer les droits afférents à ce solde. Outre les banques et les coopératives de services financiers, sont teneurs de comptes financiers les courtiers, les sociétés de fiducie autorisées en vertu de la Loi sur les sociétés de fiducie et les sociétés d’épargne (chapitre S-29.02), les institutions de dépôts autorisées en vertu de la Loi sur les institutions de dépôts et la protection des dépôts (chapitre I-13.2.2), ainsi que les personnes qui, dans le cours normal de leurs activités, tiennent des comptes financiers pour autrui ». Selon nous, il ne fait aucun doute qu’un compte bancaire constitue un « compte financier » au sens de l’article 2713.6 C.c.Q., et le mécanisme prévu à l’article 2813.3 C.c.Q. permettant à un créancier d’obtenir la maîtrise du solde de ce compte s’applique.
[6] Art. 2713.8 C.c.Q. : L’hypothèque mobilière avec dépossession opérée par la maîtrise d’une créance pécuniaire qu’obtient un créancier prend rang avant toute autre hypothèque mobilière grevant cette créance, quel que soit le moment où cette hypothèque est publiée, dès l’obtention de cette maîtrise.
[7] Voir supra no. 1, par. 76.
[8] Voir supra no. 1, par. 77.
[9] Art. 2713.5 C.c.Q.
[10] Idem.
[11] Art. 2713.8(2) C.c.Q.