Le projet de loi no 96, Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français[1], a été sanctionné le 1er juin 2022. Cette loi, qui est venue modifier des dispositions de la Charte de la langue française[2] (la « Charte »), renforce la protection et l’utilisation du français dans de nombreuses sphères de la vie publique, y compris en matière d’emploi, et ce, sans égard au nombre d’employés dans l’entreprise. Le projet de loi no 96 vient notamment imposer de nouvelles obligations aux employeurs en matière d’exigences linguistiques en rendant plus difficile d’imposer la connaissance d’une langue autre que le français pour les membres de leur personnel.
En effet, le nouvel article 46 de la Charte interdit maintenant à un employeur d’exiger d’une personne, pour qu’elle puisse accéder à un poste ou y demeurer, notamment par recrutement, embauche, mutation ou promotion, la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une langue autre que le français, à moins que l’accomplissement de la tâche ne le rende nécessaire. L’employeur doit de plus avoir préalablement pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’imposer une telle exigence. Un employeur qui exige la connaissance ou un niveau particulier de connaissance d’une autre langue que le français pour accéder à un poste doit, par ailleurs, indiquer les motifs justifiant cette exigence dans l’offre d’emploi.
De plus, le nouvel article 45 de la Charte prévoit que, si un employeur exige la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une langue autre que le français, il y a une présomption de pratique interdite à moins que l’employeur ne démontre que l’accomplissement de la tâche nécessite une telle connaissance et qu’il a préalablement pris tous les moyens raisonnables pour l’éviter. Il s’agit donc d’une obligation très stricte pour les entreprises.
Une récente décision du Tribunal administratif du travail (le « Tribunal ») illustre bien l’application de ces nouvelles règles et les conséquences auxquelles font face les employeurs qui ne respectent pas les protections renforcées de la Charte.
SOMMAIRE DES FAITS
Le 16 septembre 2024, le Tribunal a rendu une décision importante dans l’affaire Kim c. Ultium Cam[3]. Dans cette affaire, le plaignant a déposé une plainte pour pratique interdite en vertu de la Charte contre son employeur potentiel, Ultium Cam (« Ultium »), une entreprise spécialisée dans la production de matériaux pour les batteries de véhicules électriques. Selon le plaignant, il n’a pas pu accéder à un poste affiché par Ultium en raison des exigences liées à la connaissance de l’anglais et du coréen, en plus de la demande de soumettre un curriculum vitae en anglais et de passer une entrevue d’embauche en coréen. Le plaignant alléguait que ces exigences linguistiques allaient à l’encontre de la Charte. Selon lui, elles étaient injustifiées pour un poste en approvisionnement et en logistique.
Ultium a soutenu que le plaignant n’a pas été embauché compte tenu qu’il n’avait pas les compétences requises pour le poste auquel il a postulé, et ce, sans égard à ses connaissances linguistiques. Ultium a également allégué que l’exigence de connaître l’anglais et le coréen était nécessaire pour communiquer avec des fournisseurs internationaux ainsi qu’avec les autres employés de l’entreprise, qui sont tous des expatriés sud-coréens.
DÉCISION
Après analyse, le Tribunal a conclu que les conditions d’application de la présomption de pratique interdite étaient satisfaites : (1) le plaignant a posé sa candidature à la suite d’une offre d’emploi, (2) Ultium a exigé la connaissance d’autres langues que le français, et (3) la plainte a été déposée à l’intérieur d’un délai de 45 jours. En conséquence, il est automatiquement présumé que les exigences linguistiques associées à l’offre d’emploi d’Ultium contreviennent à la Charte, ce qui entraîne un renversement du fardeau de la preuve.
Ultium, quant à elle, n’a pas réussi à repousser cette présomption étant donné qu’elle n’a pas été en mesure de démontrer la nécessité de connaître des langues autres que le français et qu’elle n’a pas non plus démontré avoir pris toutes les mesures raisonnables pour éviter cette exigence linguistique. Afin de remplir son fardeau de la preuve, Ultium aurait dû démontrer (1) avoir procédé à une analyse des moyens raisonnables pour éviter d’exiger la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une autre langue que le français, et (2) avoir indiqué les motifs justifiant cette exigence dans l’offre d’emploi, ce qu’elle n’a pas fait.
À ce sujet, tel que le rappelle le Tribunal, en vertu du nouvel article 46.1 de la Charte, un employeur est en défaut si l’une des conditions suivantes n’est pas remplie : (1) avoir évalué les besoins linguistiques réels associés aux tâches à accomplir, (2) s’être assuré que les connaissances linguistiques, déjà exigées des autres membres du personnel, étaient insuffisantes pour l’accomplissement de ces tâches, et (3) avoir restreint le plus possible le nombre de postes auxquels se rattachent des tâches dont l’accomplissement nécessite la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une autre langue que le français.
Selon le Tribunal, Ultium n’a pas rempli son fardeau de preuve. En effet, Ultium n’a pas réussi à prouver (1) s’être assurée avant l’affichage du poste que la connaissance des langues anglaise et coréenne, déjà exigée des autres membres du personnel, était insuffisante, et (2) qu’elle a restreint le plus possible le nombre de postes auxquels se rattachent des tâches dont l’accomplissement nécessite la connaissance de l’anglais ou du coréen.
Une fois ce point établi, le Tribunal a analysé si Ultium pouvait tout de même s’exonérer en démontrant que le refus d’embaucher le plaignant était entièrement indépendant de ses connaissances linguistiques. Selon le Tribunal, il ne s’agit pas d’un moyen de défense acceptable. En effet, du moment que la présomption est remplie et que l’employeur n’est pas en mesure de remplir son fardeau de preuve, l’employeur est alors automatiquement en défaut. Selon le Tribunal, il s’agit alors d’une présomption absolue qui ne peut pas être repoussée.
En résumé, un processus d’embauche comprenant une exigence linguistique autre que le français qui ne respecte pas les conditions de la Charte est « irrémédiablement entaché d’un motif illicite[4] », sans égard au motif réel qui a mené à un refus d’embauche. Le Tribunal a ainsi accueilli la plainte pour pratique interdite et a conclu qu’Ultium a contrevenu à la Charte. Les mesures de réparation appropriées seront décidées par le Tribunal ultérieurement.
CONCLUSION
À la lumière de la décision Kim c. Ultium Cam, il est clair que les employeurs du Québec doivent s’adapter aux nouvelles exigences de la Charte concernant la langue française en milieu de travail.
Il est indispensable que les employeurs (1) prouvent que l’accomplissement de la tâche nécessite la connaissance d’une autre langue que le français, (2) prouvent qu’ils ont, préalablement à l’affichage d’un poste, pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’imposer une telle exigence, et (3) indiquent les motifs justifiant une exigence de connaissance d’une langue autre que le français dans l’offre d’emploi. La décision d’un employeur d’exiger d’autres langues « doit reposer sur une compréhension fine, et bien documentée, des contraintes réelles du service[5] ».
Les employeurs doivent donc être vigilants et assurer la prédominance du français en milieu de travail. Cela commence par une analyse documentée des besoins linguistiques réels de l’entreprise, une démarche exigeante mais qui est néanmoins essentielle pour éviter de se retrouver dans la même position qu’Ultium.
[1] L.Q. 2022, c. 14.
[2] RLRQ, c. C-11.
[3] Kim c. Ultium Cam, 2024 QCTAT 3295.
[4] Ibid, par. 53.
[5] Ibid, par. 36