Le 28 mars, le gouvernement du Canada a déposé le budget de 2023, qui proposait des changements à la règle générale anti-évitement (la « RGAE »). Le jour même, nous avons publié un survol de ces changements. Le présent article contient des commentaires complémentaires sur les changements proposés : l’ajout d’un préambule et d’un critère de substance économique. Le lecteur profitera mieux de cet article s’il possède une connaissance élémentaire de la RGAE.

Le projet de modification, s’il est adopté, pourrait porter un coup dur à des approches de planification fiscale courantes. Il limitera, voire éliminera les mesures de planification fiscale qui ont pour but de dégager des avantages fiscaux non prévus par le Parlement. Il paraît également éliminer, sinon affaiblir, le principe décrit dans l’arrêt phare Inland Revenue Commissionners v. The Duke of Westminster [The Duke][1] (communément appelé principe du duc de Westminster), principe qui, grosso modo, autorise le contribuable à organiser ses affaires de manière à réduire le plus possible l’impôt dû[2], en plus de rejeter la doctrine de la « substance » mentionnée dans The Duke.

Dans le projet de préambule, il est question de permettre aux contribuables de bénéficier des avantages fiscaux prévus dans les dispositions pertinentes tout en assurant l’équilibre avec le besoin de certitude et la responsabilité de protéger l’assiette fiscale et l’équité du régime fiscal. Comme l’explique le document de consultation Moderniser et renforcer la règle générale anti-évitement[3], la notion d’équité semble fondée, au moins en partie, sur « le sentiment d’injustice et d’inégalité ressenti par ceux qui ne bénéficient pas de l’évasion fiscale » et le « le report injuste de la charge de l’évitant fiscal sur les autres contribuables[4] ». Or, des personnes raisonnables ne s’entendront pas forcément sur ce qui est « équitable ». Il sera intéressant de voir ce que les tribunaux feront de l’équité évoquée dans le préambule, à la lumière de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans Hypothèques Trustco[5] voulant qu’il n’appartienne pas aux juges d’établir les politiques fiscales. En employant le mot « équité » dans le préambule, on franchit la ligne de l’élaboration de politiques ou, du moins, peu s’en faut. Notons que l’une des intentions exprimées au départ était que la RGAE ne nuise pas aux mesures légitimes de planification fiscale. Par les changements proposés à la RGAE, le ministère des Finances clarifie un peu ce qu’il considère comme de la planification fiscale légitime, s’agissant des avantages fiscaux prévus par les dispositions visées.

Le projet de modification ajoute par ailleurs un critère de substance économique au test d’abus que comporte l’analyse au regard de la RGAE. Bien qu’un manque de substance économique semble dénoter un abus de la Loi de l’impôt sur le revenu (la « Loi »), le document « Mesures fiscales : renseignements supplémentaires »[6] du budget de 2023 rappelle que toutes les opérations manquant de substance économique ne sont pas abusives. Le document donne l’exemple de la cotisation à un compte d’épargne libre d’impôt (« CELI »). Cette cotisation vise uniquement à obtenir un avantage fiscal, mais puisque celui-ci correspond à l’intention du législateur, on ne saurait parler d’un abus de la Loi. Le préambule proposé semble s’appliquer à cette conclusion.

De manière générale, les facteurs suivants tendent à établir qu’une opération manque de substance économique :

    1. la totalité, ou la presque totalité des possibilités pour le contribuable de réaliser des gains ou des bénéfices et de subir des pertes, conjointement avec celles des contribuables ayant un lien de dépendance, reste inchangée, notamment en raison des éléments suivants :
      1. les flux financiers circulaires;
      2. la compensation des situations financières;
      3. le délai entre les étapes de la série;
    2. au moment où l’opération était conclue, la valeur de l’avantage fiscal escomptée dépassait le rendement économique non fiscal escompté;
    3. il est raisonnable de conclure que la totalité, ou la presque totalité, des objets d’entreprendre ou d’organiser l’opération ou la série était d’obtenir l’avantage fiscal.

Dans l’arrêt Hypothèques Trustco, la Cour suprême du Canada a écrit : « Lorsque le législateur précise les conditions à remplir pour obtenir un résultat donné, on peut raisonnablement supposer qu’il a voulu que le contribuable s’appuie sur ces dispositions pour obtenir le résultat qu’elles prescrivent[7] ». L’arrêt a aussi rejeté l’idée voulant que la RGAE comporte un critère d’objet commercial invalidant les opérations sans objet commercial. Il a également établi que la substance économique pouvait avoir sa pertinence à l’une ou l’autre des étapes d’une analyse au regard de la RGAE, mais qu’un manque de substance économique n’était pas toujours synonyme d’évitement fiscal abusif. Le critère envisagé n’établit pas d’équivalence entre le manque de substance économique et l’évitement fiscal abusif. Il s’accompagne plutôt d’une remarque selon laquelle un manque de substance économique a tendance à indiquer un abus de la Loi. De toute évidence, le ministère des Finances souhaite attirer l’attention sur l’importance du manque de substance économique dans le test d’abus que comporte l’analyse au regard de la RGAE.

Si les changements proposés à la RGAE entrent en vigueur, il deviendra plus risqué de prendre des mesures de planification fiscale dépassant les avantages fiscaux prévus par la Loi. Il y a lieu de se demander si les nouvelles règles se répercuteront sur les positions administratives de l’ARC, dont celles qui concernent la technique de planification fiscale au décès appelée « pipeline ». À certaines conditions, l’ARC autorise, sur le plan administratif, les pipelines qui visent à éviter la double imposition qui peut survenir après le décès. Le contribuable qui invoque des dispositions de la Loi pour mettre en place un pipeline empêchant qu’une somme soit imposée deux fois dégage-t-il un avantage prévu par lesdites dispositions? Ce type d’opération manque de substance économique, l’obtention d’un avantage fiscal constituant l’unique but, mais se justifie peut-être du point de vue de l’équité. Nous souhaitions vous donner une idée des facteurs qu’il faudra prendre en compte dans la planification fiscale si le projet de modification de la RGAE devait être adopté.

Si vous avez des questions sur les propositions relatives à la RGAE, n’hésitez pas à communiquer avec un membre du groupe Fiscalité des entreprises de Miller Thomson.


[1] Inland Revenue Commissionners v. The Duke of Westminster, [1935] UKHL 4, [1936] AC 1 [The Duke].

[2] Le passage complet de l’arrêt se lit comme suit [traduction] : « Tout homme a le droit, s’il le peut, de diriger ses affaires de façon que son assujettissement aux impôts prescrits par les lois soit moindre qu’il ne le serait autrement. S’il réussit à obtenir ce résultat, alors, même si le percepteur ou les autres contribuables n’apprécient guère son ingéniosité, on ne peut pas l’obliger à payer plus d’impôt. À mon sens, cette doctrine dite de “la substance” n’est rien de plus qu’une tentative de faire passer un homme à la caisse sans égard au fait qu’il a organisé ses affaires de sorte que le fisc ne puisse pas aller chercher les sommes en question. »

[3] Ministère des Finances, document de consultation, 11 août 2022, https://www.canada.ca/fr/ministere-finances/programmes/consultations/2022/consultations-sur-la-regle-generale-anti-evitement/renforcer-regle-generale-anti-evitement.html.

[4] Dans le document de consultation, citation de David A. Dodge, « A New and More Coherent Approach to Tax Avoidance », (1988), 36:1, Canadian Tax Journal, p. 1-22, à la p. 4.

[5]Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54 [Hypothèques Trustco].

[6] Ministère des Finances, budget de 2023, Mesures fiscales : renseignements supplémentaires.

[7] Hypothèques Trustco, par. 11.