Introduction

Le vendredi 21 octobre 2022, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’arrêt Annapolis Group Inc. c. Municipalité régionale d’Halifax 2022 CSC 36. Le point principal en litige dans cette cause était la méthode à adopter pour évaluer la responsabilité du gouvernement dans le cas d’une appropriation par interprétation, également connue sous le nom d’expropriation de facto. Il y a appropriation par interprétation lorsque l’acte gouvernemental est jugé équivalent à une expropriation ou à une prise de propriété, même si le titre de propriété n’est pas officiellement transféré au gouvernement. Une appropriation par interprétation peut donner lieu à une obligation de la part du gouvernement de verser une indemnisation au propriétaire foncier. Dans leur décision prise à la majorité de cinq, les juges Côté et Brown confirment l’analyse relative à l’appropriation par interprétation dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique c. Vancouver (Ville), 2006 CSC 5 [CFCP]. Toutefois, la décision prise à la majorité permet également de clarifier l’application de l’analyse de manière à élargir la responsabilité des gouvernements à l’égard des mesures réglementaires qui privent les propriétaires de tous les usages raisonnables de leur propriété.

Contexte

À partir des années 1950, Annapolis a acquis des terrains dans la région d’Halifax avec l’intention d’acquérir éventuellement des droits d’aménagement augmentés et de revendre les terrains. En 2006, la municipalité régionale d’Halifax a adopté une stratégie de planification municipale régionale, qui consistait à réserver une partie des terrains d’Annapolis pour l’aménagement d’un futur parc régional. Les terrains d’Annapolis ont fait l’objet d’un zonage en qualité d’« agglomération urbaine » et de « réserve urbaine », des désignations qui sous-entendent un possible aménagement ultérieur à la suite d’un processus de planification secondaire. À partir de 2007, Annapolis a tenté à plusieurs reprises d’aménager les terrains. En 2016, la ville d’Halifax a finalement refusé de lancer le processus de planification secondaire. Annapolis a intenté une poursuite contre la ville invoquant une appropriation par interprétation, un abus de pouvoir dans l’exercice de la fonction publique et un enrichissement sans cause. Dans sa requête, Annapolis alléguait que la ville d’Halifax avait encouragé les membres du public à traiter ses terrains comme des parcs, notamment en y installant des panneaux et des cartes avec le logo de la municipalité.

La ville d’Halifax a présenté une requête en jugement sommaire partiel, demandant le rejet de la plainte pour appropriation par interprétation. La Cour suprême de la Nouvelle-Écosse a rejeté la requête (en anglais), estimant que la plainte soulevait de véritables questions de fait importantes nécessitant un procès. La Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a cassé la décision du juge saisi de la requête (en anglais), estimant que la plainte d’Annapolis n’avait aucune chance raisonnable d’aboutir à une conclusion d’appropriation par interprétation selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP, qui a préséance. Par conséquent, la Cour d’appel a accueilli la requête en jugement sommaire partiel de la ville d’Halifax.

Le cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP exige qu’un demandeur réponde à deux critères avant de déposer une plainte pour appropriation par interprétation : 1) l’acquisition [par l’autorité publique] d’un intérêt bénéficiaire dans le bien?fonds ou le droit découlant de ce bien, et 2) la privation de toute utilisation raisonnable du bien-fonds. La décision de la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a adopté une interprétation restrictive de l’exigence relative à l’« intérêt bénéficiaire », soutenant que le terrain en question « doit être réellement pris » et acquis par la ville d’Halifax pour que la requête connaisse une issue favorable. Comme la requête d’Annapolis ne pouvait pas répondre à l’interprétation de la Cour d’appel concernant l’exigence relative à l’« intérêt bénéficiaire », la Cour a conclu au rejet de la requête.

Annapolis a présenté une demande d’autorisation de porter la cause en appel devant la Cour suprême du Canada. L’appel a été entendu le 16 février 2022.

La décision

La Cour suprême a rendu une décision très partagée, à cinq contre quatre. La décision des juges Côté et Brown prise à la majorité a été appuyée par le juge en chef Wagner et les juges Moldaver et Rowe. Les juges Kasirer et Jamal ont exprimé des opinions dissidentes en leur nom et au nom des juges Karakatsanis et Martin.

La décision prise à la majorité annule la décision de la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse d’accorder la requête en jugement sommaire et déclare que la demande pour appropriation par interprétation devrait être instruite.

En arrivant à cette conclusion, la Cour clarifie l’approche relative aux plaintes pour appropriation par interprétation. L’élément le plus important de la décision porte sur l’interprétation de l’exigence relative à « l’intérêt bénéficiaire » du cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP. Certains juges, dont les juges de la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse, ont compris que cette exigence signifiait que le gouvernement devait avoir acquis un certain droit de propriété. Une interprétation aussi stricte de l’exigence relative à l’intérêt bénéficiaire limiterait radicalement l’étendue de l’indemnisation pour appropriation par interprétation. (En effet, comme l’a déjà déclaré le juge Brown (en anglais) au cours de sa carrière antérieure de juriste, une approche étroite de l’exigence relative à l’intérêt bénéficiaire aurait pour effet de confondre la distinction entre une expropriation formelle, de jure, et une appropriation par interprétation, ou de facto. Par définition, les appropriations par interprétation sont jugées équivalentes à une expropriation, même si elles n’entraînent pas le transfert formel d’un droit de propriété.) Après étude de la jurisprudence, la majorité des juges a rejeté la caractérisation étroite de la Cour d’appel de l’exigence relative à l’intérêt bénéficiaire, estimant qu’elle devrait simplement être comprise comme une exigence conférant un certain avantage au gouvernement.

La large interprétation de l’exigence relative à l’intérêt bénéficiaire faite par la majorité des juges signifie qu’à l’avenir, l’accent sera très probablement mis sur le deuxième volet du cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP, c’est-à-dire la privation de toute utilisation raisonnable de la propriété. Un large éventail de mesures gouvernementales confère au gouvernement certains avantages définis au sens large, notamment le transfert de valeur ou la préservation du terrain aux fins établies par le gouvernement. L’exigence relative à l’intérêt bénéficiaire est maintenant comprise de façon plus large comme un avantage, et cette exigence devrait être relativement plus facile à respecter pour les demandeurs.

Voici d’autres points importants contenus dans la décision prise par la majorité des juges :

  • Une appropriation par interprétation entraîne un droit présumé à une indemnisation, bien que ce droit puisse être écarté par toute disposition législative claire indiquant qu’aucune indemnisation ne sera versée.
  • L’expression « appropriation par interprétation » doit être privilégiée au lieu d’« expropriation de facto », car elle traduit une compréhension assez large des façons dont l’acte gouvernemental peut constituer une prise de propriété selon l’effet qu’il produit sur le propriétaire.
  • Plusieurs facteurs sont potentiellement pertinents pour évaluer si l’acte gouvernemental équivaut à une appropriation par interprétation. Certains de ces facteurs sont énoncés au paragraphe 45 de la décision :

a) La nature de l’acte gouvernemental (c.?à?d. s’il vise un propriétaire en particulier ou si, de manière plus générale, il poursuit un objectif important de politique publique), le préavis donné au propriétaire des restrictions au moment où le bien?fonds a été acquis, et la question de savoir si les mesures gouvernementales restreignent les utilisations de la propriété d’une manière compatible avec les attentes raisonnables du propriétaire;

b) La nature des terrains et leurs utilisations antérieures ou actuelles. Lorsque, par exemple, les terrains ne sont pas aménagés, l’interdiction de toute utilisation raisonnable potentielle peut équivaloir à une appropriation par interprétation. Cela dit, une simple réduction de la valeur des terrains attribuable à la réglementation de l’utilisation du bien?fonds ne suffirait pas en soi;

c) La substance de l’avantage allégué. La jurisprudence révèle qu’un avantage peut prendre diverses formes. Par exemple, une mesure interdisant de manière permanente ou indéterminée l’accès au bien-fonds ou l’occupation permanente ou indéterminée du bien?fonds par le gouvernement constituerait une appropriation. De même, un règlement qui ne laisse au titulaire de droits qu’une utilisation théorique des terrains, privé de toute valeur économique, satisferait au critère. Il pourrait également s’agir de restreindre les utilisations des terrains privés à des fins publiques, telles que la conservation, les loisirs ou les utilisations institutionnelles comme les parcs, les écoles ou les bâtiments municipaux.

  • L’intention du gouvernement peut être pertinente pour évaluer si l’acte gouvernemental équivaut à une appropriation par interprétation. Même si l’intention de réaliser une appropriation n’est pas un élément requis en matière de responsabilité, les intentions du gouvernement peuvent éclairer, par exemple, la manière dont les décisions du gouvernement devraient être qualifiées. Par exemple, si en refusant l’autorisation de planification secondaire, l’intention du gouvernement est de pouvoir procéder à l’aménagement d’un parc, ce cas de figure peut être pertinent pour déterminer si le propriétaire a effectivement été privé de toute utilisation raisonnable qui aurait conféré un avantage au gouvernement.
  • Enfin, la majorité des juges a souligné l’importance des protections en common law en matière de droits de propriété, comme la doctrine de l’appropriation par interprétation. Même si les droits de propriété ne sont pas protégés en vertu de la Charte des droits, la majorité des juges a noté que l’article 26 de la Charte stipule que la garantie des droits de la Charte « ne constitue pas une négation des autres droits ou libertés qui existent au Canada. »

L’opinion dissidente aurait rejeté l’appel, contestant le fait que la majorité des juges a modifié le droit énoncé dans l’arrêt CFCP. Selon les juges dissidents, une compréhension étroite de l’exigence relative à l’intérêt bénéficiaire est plus appropriée.

Intervention de Miller Thomson

L’équipe de Miller Thomson constituée d’Adrienne Funk et de moi-même (Malcolm Lavoie), en collaboration avec Megan Kennedy et Jordan Magico a représenté la Canadian Constitution Foundation (CCF) dans cet appel. En intervenant dans la procédure d’appel, la CCF a cherché à renforcer les protections juridiques pour les propriétaires fonciers au Canada. Nous avons été extrêmement satisfaits de constater que, dans leur décision, la majorité des juges a retenu plusieurs des arguments de la CCF, notamment :

  • La nécessité d’interpréter de manière plus large l’exigence relative à « l’intérêt bénéficiaire »;
  • La compréhension du fait que l’appropriation par interprétation déclenche, en vertu de la common law, un droit présumé à une indemnisation qui n’a pas besoin d’être enchâssé dans une loi;
  • Les facteurs pertinents à l’évaluation d’une appropriation par interprétation, énoncés au paragraphe 45 de la décision, dont plusieurs sont tirés textuellement du mémoire de la CCF;
  • L’importance des protections communes à l’égard des droits de propriété, même si la Charte n’en fait pas mention;
  • La qualification appropriée des causes antérieures à l’arrêt CFCP, entre autres Manitoba Fisheries Ltd. La Reine, [1979] 1 RCS 101 et R. c. Tener, [1985] 1 RCS 533.

Il est intéressant de noter que dans leur opinion dissidente, les juges Kasirer et Jamal reconnaissent l’importance des arguments de la CCF par rapport à la décision de la majorité des juges. Au paragraphe 103, l’opinion dissidente reproche à la majorité des juges d’avoir accédé à la demande de la CCF invitant à « réexaminer » le cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP en mettant l’accent sur l’analyse des répercussions sur les propriétaires, et non pas sur ce qui a été acquis par le gouvernement.

Répercussions pratiques

Cette décision pourrait avoir une incidence importante sur le droit municipal et sur d’autres domaines du droit faisant intervenir la réglementation gouvernementale en matière de droits de propriété. Il ne fait aucun doute que cette décision facilite les plaintes pour appropriation par interprétation de la part des propriétaires. Pour répondre au premier volet du cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP, le propriétaire n’a plus qu’à démontrer que la mesure gouvernementale en question confère au gouvernement un « avantage » au sens large, plutôt qu’un « intérêt bénéficiaire » propriétal.

Toutefois, il serait erroné de penser que la décision aura pour effet d’ouvrir les vannes en matière de responsabilité gouvernementale. Pour obtenir gain de cause dans une plainte fondée sur une appropriation par interprétation, le propriétaire doit encore démontrer que la mesure le prive de « tous les usages raisonnables » de sa propriété. La majorité des mesures réglementaires, y compris les lois en matière de zonage, ne répondront pas à cette norme. Les gouvernements ont encore une main relativement libre pour réglementer en se fondant sur les pouvoirs conférés par la loi, y compris au moyen de mesures qui auront une incidence importante sur la valeur de la propriété. Même en tenant compte de l’interprétation faite par la majorité des juges, le cadre d’analyse établi dans l’arrêt CFCP ne sera mis en application que dans un nombre restreint de mesures réglementaires qui auront des répercussions particulièrement extrêmes sur les droits de propriété d’un propriétaire.

Par ailleurs, il convient de rappeler que si une indemnisation pour appropriation par interprétation est présumée payable en vertu de la common law, il est toujours possible pour le législateur d’annuler ce droit présumé au moyen de dispositions législatives claires. Si la loi applicable stipule clairement qu’aucune indemnisation n’est payable, aucune plainte ne pourra aboutir. Les professionnels du droit voudront consulter les lois pertinentes afin d’évaluer les répercussions de cette décision sur les intérêts de leurs clients. Par exemple, dans le contexte du droit municipal de l’Alberta, l’article 621 (en anglais) du Municipal Government Act limite la responsabilité des municipalités dans les décisions portant sur des questions de zonage.

Si la législation ne dégage pas clairement un gouvernement de toute responsabilité, des plaintes fondées sur des restrictions d’utilisation des terrains sont possibles. Par exemple, si l’effet d’un règlement municipal consiste à priver un propriétaire de toute utilisation raisonnable d’un terrain, une plainte est possible en vertu de la common law. La décision de la majorité des juges fait ressortir la pertinence d’évaluer les attentes raisonnables du propriétaire avant de déposer une plainte pour appropriation par interprétation. Par conséquent, il serait souhaitable que les municipalités communiquent clairement, le plus tôt possible, les mesures de planification visant à limiter les développements, afin d’évaluer leur influence sur les attentes raisonnables des propriétaires.

Outre les enjeux relatifs au droit municipal, l’arrêt Annapolis pourrait également avoir des répercussions sur d’autres domaines du droit. Les plaintes déposées par le passé pour appropriation par interprétation portaient sur les restrictions qui empêchaient l’aménagement des ressources minérales ainsi que sur les lois en matière de nationalisation d’une industrie ayant pour effet d’anéantir l’achalandage d’une entreprise.

Conclusion

L’arrêt Annapolis est un rappel utile de l’importance des protections accordées par la common law à l’égard des droits de propriété (en anglais). Cette cause pourrait avoir des répercussions importantes dans un grand nombre de domaines du droit.

Miller Thomson est là pour assister ses clients et répondre à leurs besoins. Si vous avez des questions à propos de l’arrêt Annapolis ou de tout autre sujet, veuillez communiquer avec un membre de notre équipe.