La récente décision d’un tribunal de l’Alberta influence de manière importante les règles entourant l’utilisation en preuve de messages privés publiés sur les réseaux sociaux. En effet, dans la décision Terrigno c. Petzold, 2025 ABKB 127 (« Terrigno »), la Cour du Banc du Roi de l’Alberta a ordonné à Bluesky, une plateforme de médias sociaux établie aux États-Unis, de remettre tous les messages directs d’un titulaire de compte anonyme. Cette cause apporte un éclairage sur les points suivants :

  1. L’application de la règle 5.13 des règles de procédure de l’Alberta (Alberta Rules of Court), en vertu de laquelle des tiers qui ne sont pas parties à une procédure judiciaire peuvent se voir ordonner de remettre des documents aux fins de ladite procédure;
  2. La manière dont la règle 5.13 peut s’appliquer pour exiger la remise de documents numériques, notamment les messages électroniques. 

Contexte et historique du litige

En 2023, la partie demanderesse a intenté des poursuites contre la partie défenderesse et une autre partie défenderesse inconnue appelée « John Doe », pour propos diffamatoires et harcelants publiés sur Bluesky, une plateforme de médias sociaux semblable à X (Twitter). Les fondements de la poursuite étaient le fait que la partie demanderesse était la cible de commentaires en ligne attribuables à plusieurs alias, notamment sous le pseudonyme « @theobius ».

En septembre 2023, après avoir établi l’existence de délits imputables à la partie défenderesse, la juge M. R. Gaston a donné gain de cause à la partie demanderesse.[1]

La poursuite contre John Doe a suivi son cours. En réponse à une ordonnance de divulgation accordée par le tribunal en décembre 2024, Bluesky a fourni à la partie demanderesse l’adresse courriel du titulaire du compte « @theobius ». La partie demanderesse a ensuite communiqué avec le détenteur de cette adresse courriel, ce à quoi ce dernier a répondu : « J’ai reçu vos documents judiciaires. Je ne m’oppose pas à la divulgation de mes messages directs tant que personne ne me demande de l’argent ».[2] Toutefois, lorsque Bluesky a effectué un suivi pour obtenir la signature du titulaire du compte sur le formulaire de consentement à la communication des messages directs, cette adresse courriel n’était plus fonctionnelle.[3]   

En conséquence, la partie demanderesse a présenté une demande en vertu de la règle 5.13 afin de contraindre Bluesky à la remise de tous les messages directs provenant du compte « @theobius ». La règle 5.13 stipule, notamment :

[TRADUCTION] 5.13(1) Sur demande, et après notification à la personne concernée, la Cour peut ordonner à une personne qui n’est pas une partie de remettre un document à une date, à une heure et à un lieu déterminés si les conditions suivantes s’appliquent :

    1. la personne en question doit avoir le contrôle du document,
    2. tout porte à croire que le document est pertinent et déterminant,
    3. la personne qui a le contrôle du document peut être tenue de le produire en preuve lors d’un procès.

Décision d’ordonner la remise des messages privés d’un titulaire de compte

Dans sa décision, le juge J. R. Farrington saisi de la requête a cité la décision de la Cour d’appel de l’Alberta dans la cause CNOOC Petroleum North America ULC c. 801 Seventh Inc.[4] et a précisé que, pour obtenir la communication de documents en vertu de la règle 5.13, la partie demanderesse doit démontrer ce qui suit en guise de vérification :[5]

  1. que le document existe;
  2. qu’il est sous le contrôle du tiers;
  3. qu’il est pertinent et déterminant;
  4. qu’une autre partie ne peut l’obtenir;
  5. qu’il convient d’ordonner à la partie non concernée par la poursuite de remettre le document.

Dans le cas qui nous occupe, la Cour a estimé que la vérification en cinq points de la règle 5.13 avait été respectée :[6]

  1. Dans son courriel de réponse, le titulaire du compte « @theobius » a reconnu l’existence des documents;
  2. La plateforme Bluesky détient les messages directs de tous ses utilisateurs, y compris ceux du titulaire du compte « @theobius »;
  3. Les messages directs étaient pertinents et déterminants, car les activités en ligne démontraient que le titulaire du compte « @theobius » avait participé d’une certaine manière à des communications pour lesquelles un jugement avait déjà été rendu contre Petzold;
  4. Les documents n’ont pu être obtenus d’une autre partie, car l’identité du titulaire du compte « @theobius » n’était pas connue;
  5. Il était approprié d’ordonner à Bluesky de remettre les messages directs, car l’article 20(e) de la loi de l’Alberta Personal Information Protection Act, SA 2003, c P-6.5 (« PIPA ») permet à une organisation de divulguer les renseignements personnels d’une personne sans son consentement sur ordre d’un tribunal ou en vertu d’une règle de procédure relative à la communication de renseignements.

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a rejeté l’argument de Bluesky selon lequel, parce qu’il s’agit d’une entité américaine, les lois des États-Unis devraient s’appliquer et que cette entité ne devrait pas être contrainte de contrevenir aux lois applicables aux États-Unis, telles que l’Electronic Communications Privacy Act, 18 U.S.C. 2510 et le Stored Communications Act, 18 U.S.C. 121.[7]

L’un des points mis de l’avant dans l’argumentaire de Bluesky était le fait qu’une loi d’un pays étranger doit normalement être prouvée par l’affidavit d’un expert dûment habilité. Même si, pour appuyer l’argument relatif à l’application d’une loi d’un pays étranger, Bluesky a déposé un affidavit assermenté par un technicien juridique canadien contenant des commentaires non vérifiés de l’avocat américain de Bluesky concernant la loi des États-Unis faisant l’objet d’une contestation. Si un avocat américain souhaite donner son interprétation d’une loi des États-Unis, il le fait normalement dans son propre affidavit, qui est alors soumis à un contre-interrogatoire. La Cour a donc estimé que la loi des États-Unis n’avait pas été correctement prouvée.[8]En fin de compte, il n’était pas nécessaire de prouver l’application d’une loi des États-Unis, car la Cour a estimé que les lois de l’Alberta – en particulier la loi PIPA – s’appliquaient à cette situation, puisque le réseau social Bluesky était disponible au Canada et que les commentaires en ligne s’adressaient spécifiquement à un résident de l’Alberta (la partie demanderesse) et portaient sur ce dernier.

Tout compte fait, la Cour a accueilli la demande et a ordonné à Bluesky de remettre les messages directs. Ce faisant, la Cour a noté qu’il n’y avait aucune raison de refuser la remise de documents sous forme électronique liés à un comportement délictueux, en particulier lorsque ces mêmes documents pourraient être facilement remis s’ils étaient présentés sous une autre forme (p. ex., sous forme de lettre).[9] La Cour a également fait remarquer que, bien que la demande de communication de tous les messages directs soit large, il n’existait pas de mécanisme fiable de vérification du caractère pertinent et déterminant, car le titulaire du compte avait décidé de ne pas collaborer. Par conséquent, il n’y avait pas d’autre option que la remise de tous les messages directs provenant du compte « @theobius ».[10]  

Renseignements pratiques à retenir

Le jugement rendu dans la cause Terrigno fournit des rappels utiles et des renseignements concrets à retenir :

  1. La remise de documents de tiers est légitime en vertu de la règle 5.13. La règle 5.13 permet d’ordonner, dans le cadre d’un litige en Alberta, la remise de documents que des tiers ont en leur possession. Le champ d’application de cette règle s’étend notamment aux messages électroniques et, plus particulièrement, aux communications électroniques.
  2. Les entités étrangères toujours tenues de se conformer. Si le tiers qui détient les documents est une entité étrangère, mais que celui-ci fournit des services au Canada et que le litige concerne un résident de l’Alberta, le tiers en question pourrait ne pas être en mesure de s’opposer à la communication des documents qu’il détient au motif que cette communication contrevient à une loi d’un pays étranger.
  3. La notion de remise peut avoir un champ d’application étendu. Le champ d’application de la notion de remise ordonnée à un tiers détenteur de documents peut être ample et de grande portée, en particulier s’il n’y a pas de partie adverse (comme c’est le cas dans cette décision, puisque le titulaire du compte « @theobius » n’a pas collaboré) pour discuter du caractère pertinent et déterminant des communications électroniques faisant l’objet d’une contestation.
  4. Répercussions sur les plateformes de médias sociaux et sur l’anonymat. La règle 5.13 peut avoir des répercussions importantes à l’ère moderne des médias sociaux. Ceci est particulièrement le cas pour les plateformes de médias sociaux sur lesquelles les utilisateurs comptent sur un anonymat apparent en utilisant des identifiants non descriptifs ou sur la possibilité de supprimer certains messages. Comme le suggère cette cause, si les communications électroniques sont jugées pertinentes et déterminantes dans un litige en cours en Alberta, et que l’identification du compte et de la plateforme est établie, il est possible de contraindre la plateforme de médias sociaux à la remise des messages.

Miller Thomson peut vous aider à répondre à vos besoins en cas de litige. Si votre entreprise a besoin de conseils concernant la remise de documents ou la résolution de conflits, veuillez communiquer avec un membre de l’équipe Litige commercial de Miller Thomson.


[1] Terrigno, paragraphe 3.

[2]Ibid., paragraphe 12.

[3]Ibid., paragraphe 13.

[4] CNOOC Petroleum North America ULC c. 801 Seventh Inc., 2023 ABCA 97 [« CNOOC »].

[5] Terrigno, supranote 1 au paragraphe 8, citant CNOOC, supranote 4au paragraphe 27.

[6]Ibid., paragraphe 15.

[7] Ibid., paragraphes 18 et 19.

[8]Ibid., paragraphe 19.

[9]Ibid., paragraphe 23.

[10]Ibid., paragraphe 6.