Survol de la règle de dévolution automatique

Conformément à l’article 9(1) de la Loi sur l’administration des successions[1] (la « LAS »),

Les biens immeubles que le représentant successoral n’a ni aliénés, ni cédés, ni distribués aux personnes y ayant droit à titre bénéficiaire en vertu de l’article 17, dans les trois années qui suivent la mort du défunt, que des lettres d’homologation ou d’administration aient ou non été obtenues sont, sans cession par le représentant successoral, dévolus, à l’expiration de cette période, à ces personnes y ayant droit en vertu du testament ou du fait de la succession ab intestat, ou à leurs ayants droit. Cette dévolution a lieu sous réserve de la Loi sur l’enregistrement des droits immobiliers, si le bien-fonds est enregistré sous le régime de cette loi et des paragraphes 53 (3) et (5) de la Loi sur l’enregistrement des actes et sous réserve des dispositions ci-après.

En résumé, les biens immeubles sont automatiquement dévolus aux personnes y ayant droit à l’expiration des trois années qui suivent le décès du propriétaire du bien, aux termes de l’article 9 de la LAS.

Toutefois, l’article 10 de la LAS prévoit ce qui suit :

L’article 9 ne porte pas atteinte aux droits conférés à un exécuteur ou à un administrateur testamentaire par un testament ou par la Loi sur les fiduciaires ni aux droits conférés à un fiduciaire par un testament[2].

Quelle incidence pour les notaires?

Prenons l’exemple d’un foyer conjugal[3]. Si deux conjoints sont propriétaires d’un foyer conjugal en tant que conjoints, au décès de l’un d’eux, le bien est transmis à l’autre par droit de survie. Par conséquent, la règle de dévolution automatique prévue à l’article 9(1) de la LAS ne s’applique pas dans ce cas. En d’autres termes, si un copropriétaire décède, le copropriétaire survivant hérite automatiquement de la part de propriété du copropriétaire décédé. Dans ce cas de figure, il n’est pas nécessaire que le notaire examine l’application de la règle de dévolution automatique (ni la prévision dans le testament d’un legs immobilier au copropriétaire survivant).

Toutefois, lorsque les conjoints sont propriétaires d’un bien en commun ou que le titre de propriété du foyer conjugal n’est détenu que par un seul des conjoints, il est impératif que le rédacteur du testament considère l’intention du testateur concernant la répartition de son intérêt dans la propriété au moment de son décès. Si l’intention du testateur est que son intérêt dans le foyer conjugal soit transféré à l’autre conjoint à son décès, cette intention doit être clairement mentionnée dans le testament du testateur. Tout manquement à cette règle ne pourra pas être corrigé par le mécanisme de dévolution automatique, pour les raisons exposées ci-dessous.

Jurisprudence de l’Ontario

Dans l’arrêt Di Michele c. Di Michele[4], la défunte était la seule propriétaire immatriculée de la maison familiale à la date de son décès. La défunte avait inclus dans son testament une clause discrétionnaire qui donnait à l’exécuteur testamentaire le pouvoir de vendre les biens au moment et de la manière que l’exécuteur testamentaire jugerait opportun[5]. Le testament prévoyait le legs de l’intégralité des biens de la défunte à ses trois enfants, à parts égales. Le seul actif de la succession était la maison familiale. Un litige a éclaté entre les trois enfants adultes de la défunte au sujet de la propriété.

La Cour d’appel de l’Ontario a estimé que la règle de dévolution automatique en vertu de l’article 9 de la LAS ne s’appliquait pas car, dans son testament, la défunte avait donné à l’exécuteur testamentaire le pouvoir discrétionnaire de vendre le bien, ce qui constituait une intention contraire à l’application de l’article 9 de la LAS. La Cour a invoqué l’article 10 de la LAS, qui exclut l’application de l’article 9 de la LAS lorsque cette application compromet un droit détenu par une fiducie successorale en vertu d’un testament.

De plus, la Cour d’appel de l’Ontario a estimé que les bénéficiaires n’avaient aucun intérêt dévolu sur le bien, car le testament ne prévoyait pas de legs spécifique de la maison familiale à aucun des trois enfants adultes de la défunte. Par conséquent, l’intérêt de chacun des bénéficiaires était conditionnel jusqu’à la date du partage[6].

Dans la cause Kuzyk c. Romaniuk[7], la Cour supérieure de justice de l’Ontario a suivi la décision rendue dans l’arrêt Di Michele. Dans cette affaire, un litige est survenu lorsque l’un des multiples bénéficiaires a cherché à vendre une maison, soutenant que son intérêt lui était dévolu en vertu de l’article 9(1) de la LAS. La Cour supérieure de justice de l’Ontario a estimé que le testament du défunt accordait aux exécuteurs testamentaires le pouvoir discrétionnaire « de vendre, d’hypothéquer… ou de disposer autrement de ma [la] succession… au moment, de la manière et selon les conditions… que mes [lesdits] exécuteurs testamentaires… le décident… »[8]. Citant l’arrêt Di Michele, la Cour a conclu ce qui suit :

[TRADUCTION] Lorsque le testament donne à l’exécuteur testamentaire le pouvoir de vendre un bien au moment et de la manière que celui-ci le juge opportun, cette intention expresse prévaut. Lorsque l’exécuteur testamentaire possède ce droit aux termes d’un testament, l’article 10 de la Loi prévoit que l’article 9 de la Loi ne compromet pas ce droit. L’article 9 ne limite pas l’étendue du pouvoir que le testateur a donné à l’exécuteur testamentaire en exigeant que les biens soient dévolus aux bénéficiaires après trois ans. En ce sens, l’intention du testateur est de première importance[9].

Dans l’affaire Proudfoot Estate[10], la Cour devait déterminer si une ferme appartenant au testateur était dévolue aux bénéficiaires trois ans après le décès du testateur. Contrairement aux circonstances décrites dans la jurisprudence mentionnée ci-dessus, la testatrice avait légué la ferme à ses enfants dans son testament et avait légué le reliquat de sa succession à ses exécuteurs testamentaires sur la base de certaines obligations fiduciaires, notamment un pouvoir de vente, mais avait spécifiquement exclu tout bien immeuble « précédemment légué spécifiquement ». La Cour a estimé que l’intention du testateur était de première importance. Plus précisément, la Cour a estimé ce qui suit, puisque la testatrice avait spécifiquement dévolu la ferme à ses enfants dans le testament, celle-ci serait dévolue aux enfants trois ans après son décès :

[TRADUCTION] Je rejette la proposition selon laquelle, lorsqu’un pouvoir de vente explicite ou implicite est prévu dans un testament, les terres ne peuvent pas être dévolues aux bénéficiaires en vertu de la Loi sur l’administration des successions actuellement en vigueur. J’estime qu’il faut tenir compte de l’intention du testateur telle qu’elle est exprimée dans le testament. Dans le cas qui m’occupe, rien ne peut être plus clair que l’intention du testateur de séparer la ferme de Burlington du pouvoir exprès de vendre et du pouvoir implicite qui peut résulter d’une instruction de payer les dettes. Je constate que la ferme de Burlington a été dévolue aux légataires désignés trois ans après la date du décès de Catherine Laing Proudfoot[11].

Pour résumer les principes énoncés dans la jurisprudence mentionnée ci-dessus, lorsqu’un testateur accorde par testament aux exécuteurs testamentaires le pouvoir explicite ou implicite de vendre, d’hypothéquer ou d’aliéner des biens, les biens détenus par le défunt au moment de son décès ne sont pas assujettis à la règle de dévolution automatique en vertu de l’article 9 de la LAS. Par conséquent, si le testateur a l’intention de léguer son intérêt dans certains biens aux bénéficiaires prévus, le testament doit : 1) exclure spécifiquement ces biens du pouvoir discrétionnaire des exécuteurs testamentaires de les vendre, de les hypothéquer ou de les aliéner; ou 2) le testament ne doit pas donner aux exécuteurs testamentaires le pouvoir discrétionnaire de vendre, d’hypothéquer ou d’aliéner des biens; ou 3) comme indiqué ci-dessus, le testament doit spécifiquement léguer l’intérêt du testateur dans ses biens au bénéficiaire prévu par le testateur.

Pour revenir à l’exemple du foyer conjugal, même si l’intégralité du reliquat de la succession du testateur est laissée à son conjoint survivant et que ce dernier est l’exécuteur du testament du testateur, si le testament prévoit un pouvoir explicite ou implicite de vendre les biens du testateur (même si ces biens sont le foyer conjugal), la règle de dévolution automatique ne peut s’appliquer, de sorte que le conjoint survivant n’héritera pas automatiquement du titre de propriété de son foyer conjugal. Dans certaines circonstances, cela aurait pour conséquence involontaire que le conjoint survivant ait à payer des frais d’homologation pour son domicile matrimonial.

Dans l’affaire Smith c. Smith[12], le testament en question mentionnait que le reliquat de la succession serait dévolu au requérant, qui se trouvait également à être l’exécuteur testamentaire. La question était de savoir si les biens appartenant au défunt étaient automatiquement dévolus au requérant trois ans après le décès du défunt. La Cour a estimé qu’un bien peut être automatiquement dévolu si un intérêt spécifique dans le bien est conféré au bénéficiaire, plutôt qu’un intérêt dans le reliquat de la succession. Dans l’arrêt Smith, la Cour a estimé que l’article 9 de la LAS n’avait pas pour effet de transférer le droit de propriété au requérant, puisque ce dernier n’avait pas d’intérêt dans le bien, mais plutôt un intérêt bénéficiaire dans le reliquat de la succession :

[TRADUCTION] La formulation des dispositions du testament est pratiquement identique à celle des dispositions sur lesquelles s’appuie la Cour d’appel dans l’arrêt Di Michele pour établir que le droit prévu par le testament n’équivaut pas à un intérêt dans le bien. On observe le même résultat dans la présente cause. Le requérant n’a pas d’intérêt dans le bien, mais a un intérêt bénéficiaire dans le reliquat de la succession. Ceci ne crée aucun intérêt de propriété dans un actif précis de la succession[13]. [nos soulignements]

Conclusions

Avant de préparer le testament d’un client, le notaire doit s’enquérir de la manière dont le testateur souhaite détenir tous les biens. Lorsque le testateur possède un bien immeuble, la pratique recommandée consiste à effectuer une recherche de titre sur la propriété pour confirmer le mode de détention du titre. Le notaire doit ensuite interroger le client sur ses intentions testamentaires concernant la disposition de son intérêt dans le bien immeuble à son décès. Ces informations doivent figurer dans le testament du client et le notaire doit les consigner avec diligence dans ses notes au dossier. Comme l’indique la jurisprudence mentionnée ci-dessus, le fait de ne pas tenir compte de la disposition des biens d’un client dans son testament conformément à ses intentions ne pourra évidemment pas être corrigé par la règle de dévolution automatique en toutes circonstances.


[1] Loi sur l’administration des successions, L.R.O. 1990, chap. E.22, art. 9.

[2] Loi sur l’administration des successions, L.R.O. 1990, chap. E.22, art. 10.

[3] Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, chap. F.3, art. 18.

[4] Di Michele c. Di Michele, 2014 ONCA 261.

[5] Ibid, paragraphe 101.

[6] Ibid, paragraphe 103.

[7] Kuzyk c. Romaniuk, 2015 ONSC 5995.

[8] Ibid, paragraphe 17.

[9] Ibid, paragraphe 28.

[10] Proudfoot Estate, Re, [1994] O.J. No. 704.

[11] Ibid, paragraphe 20.

[12] Smith c. Smith, 2022 ONSC 63.

[13] Ibid, paragraphe 27.